« S’il n’y avait pas les apparences, le monde serait un crime parfait, c’est-à-dire sans criminel, sans victime et sans mobile. Dont la vérité se serait à jamais retirée, et dont le secret ne serait jamais levé, faute de traces. » (1)
En parcourant les espaces kilométriques de l’actuelle 58ième Biennale de Venise c’est justement cette question de traces qui m’a posé problème. Des œuvres, oui, en veux-tu en voilà, il y en a, comme de coutume, comme toujours. Comme toujours il y a des œuvres, affichées, empilées, déployées, dévoyées, décontextualisées, contextualisées, textualisées, enlisées, scénographiées. Comme au théâtre, les œuvres sont scénographiées, installées pour être vues, appréciées, jugées, critiquées, oubliées, pour un temps donné.
Etrange impression que de visiter cette Biennale, c’est comme voir des œuvres qui ont toujours existé, comme de constater qu’elles sont là depuis toujours, sans avant, sans après, à occuper sagement l’espace qui leur est imparti… Pourtant les  œuvres sont pendant six mois. De juin à Novembre. Que deviennent les œuvres ensuite ? qu’étaient donc les œuvres avant ? Pas de traces de tout cela, non, bien sûr. L’ici et le maintenant l’emporte pour nier et oublier une fois pour toutes le temps de l’œuvre, sa gestation, son devenir. Ou plutôt le temps de l’œuvre qui, dans le cas de la biennale en question est de six mois, du 11 mai au 24 novembre exactement, pas un jour de plus, pas un jour de moins.
Quelle signification donner à cela ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Primo que les œuvres sont conçues, conceptualisées, fabriquées, montrées pour durer (endurer dirons-nous) tout le long de ces six mois biennalistiques, et ce qui peut advenir ensuite tout le monde s’en fout. Secondo que le temps de l’œuvre c’est le moment de son exposition, ou bien l’inverse, à savoir que c’est le temps qui fait l’exposition, et non pas l’œuvre… puisque les œuvres doivent tenir six mois, leurs matériaux, leurs fabrications, leurs modalités d’existence sont liés, conditionnés à cette durée donnée. Toutes les œuvres qui sont à voir dans cette manifestation d’art sont irrémédiablement liées à cet axiome : œuvre égale temps de l’exposition. Parce qu’il faut bien que les œuvres exposées tiennent pendant ces six mois en question, pas question d’exposer des œuvres éphémères ou alors elles devront être répétées tous les jours à heures fixes (comme les brouillards artificiels de Lara Favaretto, une artiste qui prend en compte le temps qui passe dans son travail). D’autres artistes jouent intelligemment avec cette histoire de la durée et de l’espace d’exposition, en particulier l’œuvre de Shilpa Gupta dont le montant du portail en métal vient heurter violemment le mur où il est accroché, détruisant tous les jours un peu plus le mur en question, aussi la confrontation des enclumes posées par Michael E. Smith dans le jardin des sculptures de Carlo Scarpa, ou bien les sièges de surveillance du jeune artiste Lituanien Augustas Serapinas installés ça et là dans l’espace de L’Arsenal, rendant obsolète le regard que l’on peut porter sur une œuvre en soi (pour info je recopie tel quel ce fragment d’article de la David Dale Gallery de Glasgow qui dit bien les fondements du travail de cet artiste : « interested in relational and non-material practices, Serapinas interrogates spatiality as a means of exploring the notion of the encounter – as opportunity, act or phenomenon – and it’s implications for processes of identity-formation. In revealing previously undisclosed, overlooked or unoccupied spaces as curious intermediaries that, in their revelation, assume new purposes and functionality, the viewer is encouraged to consider new possibilities of identifying themself in relation to those who also populate these areas »).
Peu de performances aussi dans cette biennale, ou alors elles seront programmées différemment (surtout pendant les moments des vernissages) et auront le même statut que d’autres travaux enregistrés, photographiés, vidéographiés. Se posera évidemment la question du matériel utilisé pour restituer ces enregistrements : des vidéos projecteurs de qualités supérieures par exemple suffisamment performants pour rendre compte tous les jours, comme au premier jour, de la justesse et de la probité des œuvres labellisées œuvres vidéos. On notera le jour de fermeture (le lundi) pour surveiller au plus près ces problèmes techniques. Sans parler du personnel de nettoyage qui devra chaque semaine, chaque jour aussi, faire disparaitre les poussières et autres scories et nuisances non négligeables accumulées par les incessants aller-retour des passants d’art que nous sommes sur les parcours obligés des œuvres exposées pour la postérités de ces six mois obligés. Nous sommes ici me semble-t-il au point crucial, nodal dirons-nous, du problème. Parce que pour qu’une œuvre ressemble exactement à ce qu’elle était au premier jour il n’y a pas de secrets, il faut qu’elle soit nettoyée, entretenue, restaurée, remplacée, éliminée parfois. Le paradoxe est que ce personnel d’entretien et de nettoyage n’est bien entendu absolument pas visible sur le parcours de la Biennale (ou de bien d’autres manifestations de ce type). Très regrettable à mon humble avis, parce que les œuvres exposées sur plusieurs mois s’altèrent et vieillissent comme tout, et s’il faut les laisser paraitre comme aux premiers jours, ces personnels de service spécialisés font de manière indiscutable partie de l’œuvre. Je serais favorable que soient mentionnés à proximité des œuvres les noms des personnes qui s’occupent de la maintenance et du nettoyage des œuvres et des lieux, de la même manière que les noms des artistes. Toute proportion gardée, après tout si vous lisez un livre traduit dans votre langue d’origine, il y est généralement mentionné le nom du traducteur. Une œuvre nettoyée est une œuvre traduite, puisqu’elle est transformée. Jacques Derrida le disait bien :    « le traducteur doit assurer la survie, c’est-à-dire la croissance de l’original… »

(1) Jean Baudrillard, le crime parfait, AFAA,1993
(2) Jacques Derrida, Otobiographies, Galilée, 2005