Du 18 au 21 octobre comme chaque année s’est déroulée la FIAC à Paris, rendez-vous glamour par excellence de toutes les galeries de prestige qui se réunissent au Grand Palais. Aussi ne sera-t-il pas question de cela dans cet article, mais plutôt d’une œuvre exposée parmi les interventions d’artistes au Petit Palais juste en face, événement collatéral dans l’ombre du premier, qui mérite que l’on en dise un mot.

Quand on arrive sur l’esplanade et que l’on s’apprête à entrer, on est tout de suite captivé par des œuvres fraîchement installées en plein air, à proximité des portails d’entrée, censées accueillir le visiteur par un message immédiat et puissant : opération de marketing accomplie entre autres par un porte-bouteille géant paré de lumières en forme de bougies, et par une grande colonne modulaire constituée de pièces en forme de fleur qui s’empilent : Duchamp et Brancusi sont invoqués par des citations plates et pesantes. En revanche dans la grande galerie principale, on découvre toutes sortes d’installations disparates pour tous les goûts, dont une digne de toute notre attention : il s’agit des Sol LeWitt’s Vehicles de l’artiste Haegue Yang, œuvre toute récente réalisée en 2018. Dès le premier coup d’œil, les structures répétitives cubiques et empilées de Sol LeWitt sont tout de suite reconnaissables, sauf qu’ici la rigueur conceptuelle de la version originale est remplacée par des objets marchands du type fournitures d’intérieur d’hôpital, montés sur des structures d’aluminium avec stores blancs pourvues de poignées et de roulettes, pour former ce qui ressemble à de vastes armoires à tiroirs cubiques emboités que l’on pourrait trouver dans n’importe quelle entreprise de mobilier d’intérieur industriel. Voici un parfait exemple du processus à travers lequel l’abstraction formaliste des années 60 est aujourd’hui recyclée dans une marchandise design.

Cette démarche réificatrice a un certain succès dans notre contemporanéité, un certain nombre d’artistes l’exploitent tels Haim Steinbach avec ses séries d’étagères géométriques fixées au mur, sur lesquelles sont alignés toutes sortes d’objets de décoration ; John Armleder dans sa série des Furniture-Sculpture, qui reproduit des tableaux abstraits mais en les insérant dans des ambiances style « Maison du Monde » avec des canapés hi-tech ou des fauteuils Louis XIV ; et enfin l’artiste Mathieu Mercier avec sa série Drum’n Bass (2002-2016), qui récupère la structure canonique de Mondrian, lignes noires orthogonales avec découpages de couleurs primaires, mais dans une version là encore objet-déco fixé au mur, avec étagères orthogonales et accessoires de cuisine – assiettes, bols – colorés selon les trois tonalités primaires.

Ainsi les critiques d’art pessimistes se sont-ils empressés de déclarer la mort de l’abstraction pure, l’impossibilité pour l’homme contemporain d’avoir accès à une réflexion formaliste primaire qui puisse s’opposer au consumérisme généralisé. En somme l’art aurait été absorbé par la société de l’objet marchand. Mais ne pourrait-on pas au contraire observer le phénomène exactement inverse ? A savoir que ce n’est pas l’art qui se réifie, c’est le monde des objets marchands qui devient de plus en plus abstrait : étincelants, aseptisés, sublimes, ces objets sont non seulement transposés dans les espaces neutres de l’art, mais ils sont également intégrés à une histoire de l’abstraction puriste, ce qui accentue davantage leurs propriétés. Notre univers quotidien qui nous semble si familier avec ses objets domestiques, est en réalité de plus en plus abstrait, les objets de plus en plus design sont coupés de toute sensation de vécu. En définitive l’abstraction de Mondrian, ou celle de Sol LeWitt, s’est propagée dans notre quotidien : nous sommes tous soumis à une expérience de déréalisation.