Exposition Kiki Smith à la Monnaie de Paris (18 octobre / 9 février 2020)

L’exposition monographique Kiki Smith vient de commencer dans le somptueux palais de la Monnaie de Paris pour nous donner la possibilité de nous plonger dans l’univers de l’artiste rarement exposée en France, et de nous confronter à un nombre considérable de ses œuvres sur une période allant des années 1980 à nos jours. On connait les grands thèmes chers à l’artiste, la dimension primordiale de l’humain, l’évocation d’un lieu de vie féérique et ancestral pré-civilisationnel, l’archétype de la première naissance, mais également l’aspect plus viscéral de la corporéité, thèmes incarnés par des médiums allant de la sculpture en bronze, aux cires, et à la tapisserie monumentale. Le décor architectural fastueux du XVIIIe siècle a vite fait de se transformer en un palais ensorcelé sorti d’un conte, abritant toutes sortes de créatures et d’objets insolites.

En entrant dans le grand salon au début du parcours à l’étage noble du palais, on est tout de suite plongés dans l’univers de l’artiste, entre le mythologique et le conte de fée : nous pouvons voir un groupe de sculptures en bronze de femmes et de moutons à échelle humaine qui évoquent une atmosphère pastorale et bucolique, avec toutefois un air vaguement étrange. On constate en effet que les sculptures de bergères sont allongées au sol, toute leur morphologie parait antinaturaliste, le corps est transformé en une forme rappelant le tronc d’arbre, les membres supérieurs et inférieurs du corps sont schématiquement modelés et s’encastrent dans ce tronc comme sur un pantin. Ces énigmatiques femmes-troncs, veillées par des moutons, possèdent un visage exagérément ample par rapport aux membres, dont la surface parfaitement lisse et neutre est comparable à celle d’un masque poli.
D’autre part notre traversée du parcours nous mène face à d’autres images incarnant des symboles ancestraux de la naissance : l’artiste a plusieurs fois représenté l’image de la Vierge Marie : en témoigne son œuvre Blue Girl, ou un personnage recroquevillé et fragile semble recueilli dans la méditation sur un arrière-plan étoilé recouvrant toute la paroi du fond de la salle, renvoyant à une dimension cosmique. Dans Annonciation nous voyons une curieuse sculpture androgyne mêlant la Vierge et les traits masculins de l’ange Gabriel. Enfin cette icône est incarnée dans une évocation complètement macabre, dans une réalisation en cire reprenant le mannequin anatomique de taille humaine, avec les fibres des muscles apparentes sous les chairs ramollies et tombantes des seins, image accompagnée au sol dans un coin par un amas de vers de terre en polymère de la taille de doigts humains. Ces visions font écho à celles d’une figure christique accrochée au mur mais là encore androgyne, le haut du corps étant issu du moulage du corps de l’artiste, le bas du corps provenant d’un autre modèle. Toute la partie supérieure du corps est rabattue sur les jambes, nous cachant son identité. Enfin on mentionnera le groupe sculpté d’une femme qui nait du ventre d’un loup : communion de l’homme avec la nature, de l’humain avec l’animal, le conte du Petit Chaperon Rouge libéré du ventre du loup, l’image ancestrale de la louve romaine qui allaite Romulus et Rémus, différentes images mythiques se superposent dans le tissage sémantique qui anime cette scène. Enfin disons un mot des tapisseries qui constituent un hommage aux grandes tapisseries médiévales où l’artiste dessine toutes sortes de thèmes cosmogoniques, dans un style naïf et enfantin rappelant les peintures de Chagall.
Ainsi l’univers du primordial et de l’enfance s’entremêlent constamment dans le parcours de cette exposition. Mais cette évocation heureuse des temps primordiaux de l’humain est hantée par un imaginaire beaucoup moins apaisant. C’est précisément au cœur de cet univers des origines, que semble s’ouvrir tout un vécu traumatique du corps, une expérience schizoïde du corps en morceaux. Dans l’une des salles du parcours nous faisons face à l’installation Upside-down Body with Beads : il s’agit d’une sculpture en bronze d’une figure féminine grossièrement modelée et pliée en deux, le buste rabattu sur les genoux. Ce corps parait dans un état de dislocation prochaine étant donné les soudures apparentes à la surface du corps, de même que certaines jointures déboitées. L’artiste a réutilisé ce processus bien connu en sculpture de laisser les jointures apparentes, pour lui conférer une signification psychologique et viscérale : la figure présentée n’a pas d’identité, le titre de l’œuvre indique simplement un « corps » qui s’offre à notre regard dans tout son caractère accidenté et obscène (l’anus apparent en raison de la position du corps). En outre, élément le plus important : tout autour de ce corps s’éploie un réseau de perles tissées comme dans une toile irrégulière ; l’artiste spécifie qu’elles signifient les fluides corporels qui se répandent à l’extérieur (l’œuvre fait partie d’une série de sculptures réalisées sur ce thème du corps évidé, dont l’œuvre Tail est la plus connue, non exposée ici). Cette scène nous offre donc un premier élément à l’origine de cet imaginaire d’un corps décomposé, où les viscères et les fluides sont disséminés en dehors des frontières du corps : cela suggère un contenant corporel fluctuant et fragile, qui ne parvient pas à maintenir l’organisme dans un état de cohésion. Cette idée de la défaillance de l’enveloppe corporelle est centrale également dans les travaux de l’artiste où elle expose un corps intégralement écorché, dépecé, influencée par les mannequins anatomiques évoqués plus haut. L’œuvre Meat Head en est un autre exemple : une tête dont les lambeaux de muscles pendent grossièrement sur les os. Dynamique que l’on retrouve similairement dans l’œuvre Bandage Girl : sculpture d’une petite figure féminine recroquevillée avec des bandages sur la peau qui se défont. La sculpture serait banale si elle n’était pas coulée en bronze : le bloc est réduit à une seule pièce dont les éléments sont indissociables, et ainsi les bandages semblent visuellement se transformer en des lambeaux de peau se détachant progressivement du corps.
Le fantasme d’une enveloppe corporelle se détruisant par déchirure ou par écorchement est essentiel dans le vécu psychotique du corps, comme l’analyse Didier Anzieu dans Le Moi-peau. Nous pouvons citer également Wilhelm Reich quand il reporte que sa schizophrène « se présenta un jour, le ventre recouvert de scotch “pour assurer la cohésion de son corps” » (in L’Analyse caractérielle). Le scotch, comme le bandage, fonctionne comme une seconde peau qui pallie l’insuffisance de la peau biologique, tout en rendant sensible ce fantasme d’un corps désuni. Nous remarquons plus loin dans l’expo une vitrine dans laquelle sont exhibés des organes en pièces détachées : un estomac en verre, une langue, une oreille, un mamelon, des reins, dans des matériaux tels que le verre ou l’aluminium. Ces objets exposés à proximité de la scène bucolique des jeunes bergères nous mènent à imaginer un aspect plus inquiétant de cette évocation, où ces organes semblent assumer la fonction de talismans conservé à des fins de cérémoniels inconnus, impliquant une mise en pièce du corps. Enfin nous évoquerons l’exemple le plus emblématique de cet imaginaire, le diptyque des Peaux : deux panneaux symétriquement exposés dans une salle, constitués pas un assemblage de petits carrés en aluminium qui présentent un moulage direct d’une peau humaine, où l’on peut voir toutes les parties du corps. Toutefois ces petits carrés formant une grille ne produisent pas une image cohérente du corps, ils sont disposés aléatoirement. Cette enveloppe corporelle déposée sur une surface plane est indiscernable, tout en étant étrangement rationalisée dans une grille à la géométrie irrégulière. On pense à ce phénomène psychotique décrit par le psychiatre E. Minkowski sous le nom de « rationalisme morbide », consistant à percevoir les objets du monde comme réduits à des formes géométriques, abstraites, déconnectées entre elles.
L’aspect particulièrement troublant de l’univers de Kiki Smith réside précisément dans le fait de mêler aux mythes des origines, des images traduisant un vécu schizoïde de la corporéité : cette concomitance serait peut-être ainsi une constante anthropologique du mythe de l’origine chez l’homme. La naissance en tant que processus d’acquisition d’une identité doit en passer par un état primordial de morcellement, où le sujet ne se pense pas encore comme un tout cohérent.