Arracher le Street art à la scène urbaine, c’est détruire son essence. Les galeries offrent de plus en plus une place aux Street artistes, osant prétendre donner un cadre à cet art sans le dénaturer, alors que le graffiti s’est précisément construit dans un refus de toutes frontières. Revenons aux fondements de cette pratique pour comprendre son lien indissociable avec la ville, et par là, l’appartenance de la création au lieu.
En tant qu’artiste, la ville apparaît comme le lieu rêvé de la transgression : un ensemble de constructions de limites aspirant à l’ordre. Sous nos yeux, absorbés dans un flux incessant d’images, de logos et de slogans, la scène urbaine déploie son langage spécifique. Même le plus passif des regards est assailli de messages d’interdiction censés nous rappeler les comportements socialement acceptables, à l’image des règles de circulation qui nous indiquent où et quand marcher. Dans ce contexte, la liberté que nous accordons à la créativité semble être une sorte de permis tacite de braver cette abondance de limites. Dans les années 1970, les jeunes graffeurs décident d’investir par leurs tags le métro new-yorkais, accessible seulement en cas d’introduction par effraction dans des dépôts fermés. Ainsi, là où nous posons des limites semble s’opérer une attirance inverse, celle de la subversion. Alors que penser des Street artistes qui répondent à des commandes publiques de nos jours ? Secondant les politiques culturelles des collectivités territoriales, l’art mural donne lieu à un nombre croissant d’événements en plein air comme le récent projet éphémère de la Tour Paris 13. Encore plus parlant estl’exemple du festival de Bristol en Angleterre, See No Evil. Le collectif Team Love qui produit l’événement a le soutien de la municipalité qui les aide à obtenir des permis et à fermer les voies de circulation pour un meilleur déroulement de la fête… Certes, ce festival a un impact positif sur la ville, mais cet accaparement du street art par un cadre légitime fait disparaître l’essence même de cette pratique. En s’assimilant aux modes d’expression majoritaires, l’art cesse d’être un contrepoint à la fabrique officielle de la ville et un défi à l’autorité. N’oublions pas qu’aux origines, la grande force du tag réside dans sa tentative d’offrir à la créativité un espace de liberté infini, au-delà des règles. Telle une échappée furtive hors de tous les cadres, à la conquête de l’interdit, c’est le graffiti qui nous offre le plaisir d’apercevoir un pochoir sur un mur où il est précisément écrit « Défense d’afficher ».
L’art urbain est aussi une échappatoire aux circuits économiques de l’art. Les créations de la scène urbaine, étant soumises aux intempéries et au vandalisme, s’affirment comme éphémères. Au fil des jours, les fresques s’estompent et se superposent. Grâce à cette relation particulière entre création et temps, l’œuvre in situ ne peut qu’échapper à toute commercialisation par son incompatibilité avec l’idée de conservation. La ville devient le cadre d’expériences vécues, furtives, insaisissables. Les premiers graffeurs, dans la lignée des mouvements d’avant-garde du XXème siècle, refusent de voir l’art réduit à une marchandise. Or, certains artistes se sont laissé tenter, à l’image de Banksy qui a trouvé un acheteur pour son œuvre Keept it Spotless à plus d’un million d’euros. Alors qu’il semblait difficile de capturer, dans l’espace du permanant, des peintures qui se déploient sur les murs, les trottoirs, les ponts, et les panneaux de signalisation, les spéculations du marché de l’art ont su s’en emparer.

Enfin, le graffiti a l’avantage d’être accessible à tous. Pour un Street artiste, se défouler dans l’espace public, c’est infiltrer ses sensibilités dans l’anonymat, le fonctionnel et l’ennui du quotidien. La rue est perçue comme une vaste toile à conquérir, un terrain de jeu géant, et plus encore, comme un théâtre à reconstruire à la vue de tous les passants. Les gigantesques créatures de l’artiste belge Roa, tel son héron égaré dans une friche de Varsovie, créent des ruptures carnavalesques dans l’espace même où le spectateur évolue, nous invitant à nous rendre attentif au caractère poétique de notre environnement. Plus que jamais, le graffiti efface les frontières entre l’art et la vie. À l’inverse, inviter l’art urbain dans les musées, c’est réintroduire une distance entre artiste et public. Depuis 2007, les expositions d’art urbain se sont succédé à la Tate Modern, au MoCA ou encore à la Fondation Cartier. Ce phénomène d’institutionnalisation offre à cette pratique la reconnaissance qu’elle mérite, passant ainsi du « graffiti » au « Street art ». Toutefois, ce processus tend à lui retirer son lieu de naissance, la rue, pour l’exhiber sur une scène bien éloignée de notre réalité, au public restreint, élitiste. Cette décontextualisationde l’art urbain atténue également la portée politique dont il peut se doter. La nature publique de la rue constitue un outil de choix pour les artistes activistes. En soutenant les travailleurs précaires de Sao Paulo par ses créations, l’artiste Mundano prouve qu’un lien fondamental existe entre l’inspiration de l’artiste et l’âme du lieu. À travers cette dimension politique, le Street art réaffirme la condition nécessaire au pouvoir des idées : c’est en les partageant qu’elles offrent tout leur potentiel. La construction en 2002 d’une « barrière de sécurité » entre Israël et la Cisjordanie est devenue un espace d’expression pour anonymes et artistes qui ont fait émerger sur ce mur des œuvres contestataires. Dans un monde globalisé où l’on cherche à contenir les flux migratoires, l’art urbain s’affirme comme un contrepoint à la ségrégation. Exposer le Street art dans un lieu clos et neutre revient à nier le talent des Street artistes à interroger leur environnement tout en éveillant la conscience d’un public immensément grand. Ne nous opposons pas à ces nouvelles tendances qui développent le Street art, mais gardons à l’esprit que lorsque la scène change, l’art aussi. Finalement, ce désir de poser un cadre au graffiti semble révéler une crainte des autorités publiques. Celle de se retrouver face à la possibilité d’un état sauvage et indompté de l’être humain, suggéré par ces artistes qui peignent comme on crie le mot« liberté ».