Je voulais m’attarder sur le concert pour mandoline du compositeur Elliott Carter programmé lors de la dernière Biennale de la Musique à Venise (où les programmes de musiques contemporaines sont toujours de très grande qualité il faut le souligner) puisque il est plutôt rare de voir cet instrument disons légèrement désuet et folklorique sur la scène de la musique contemporaine. La pièce en question s’intitule Luimen et écrite pour 6 instruments, la partition pour mandoline étant mise en avant par rapport aux autres parties écrites. Pour faire court, la présence de la mandoline pouvait être comprise comme étant à contre-courant des modes, et la pièce pouvait ne pas être d’un intérêt majeur, pourtant en fouillant un tant soit peu dans la stylistique du compositeur Elliott Carter, on peut se rendre compte que cette partition reste importante : on sait que le compositeur jouait/jonglait/mélangeait des conceptions musicales et des genres musicaux (musiques d’ambiance, musiques de films) qui appartenaient à des époques ou à des cultures différentes (les influences de Charles Ives et de Stravinsky) donc le mélange d’instruments atypiques comme la mandoline avec le trombone, la trompette le violon ou la contrebasse par exemple pouvait poser quelques problèmes, mais pas du tout, l’écriture fluide et dynamique rehaussée parfois d’une atonalité sournoise et ironique faisait passer la pilule au quart de tour. Il n’en reste pas moins que nous sommes ici devant une composition faisant partie totalement des instances liées à l’art contemporain : un travail sur le mélange des temps et des espaces, chronologies mélangées, avec la question de « la présence du présent » par-dessus le marché, c’est-à-dire « éprouver le monde en tant que totalité grâce à la décision de se laisser ennuyer de manière égale par tous ses aspects, de ne se laisser fasciner par aucun objet » (1)
Pour l’anecdote la musicienne faisait corps avec son instrument connotant volontairement (il me semble) l’aspect folklorique de la mandoline, puisque vêtue d’une robe d’un bleu hardi rappelant les horizons balnéaires d’une Sicile bienaimée, et son visage amplement maquillé rehaussé d’une chevelure abondante d’un noir de geai nous éloignait des canons esthétiques assez stricts des musiciennes des grands orchestres collets montés de la musique classique, contemporaine aussi, que l’on a l’habitude de scruter dans les fausses d’orchestre des théâtres parfois poussiéreux planqués derrière leurs violons « stradivariusés » les yeux définitivement rivés sur leurs partitions de peur de se faire remonter les bretelles de leurs soutiens-gorge par le chef d’orchestre intransigeant sur les bonnes manières afin de respecter la bonne tenue d’un empire musical parfois raidi par les affres du temps… Nenni pour ce concert d’Elliott Carter, le PCME (Parco Della Musica Contemporanea Ensemble) avait bonne mine et la qualité du jeu de l’orchestre n’était en aucune façon tiédi par le passéisme du travestissement des musiciennes et musiciens. On notera en passant les performances vestimentaires étonnantes de l’excellentissime pianiste chinoise Juja Wang surtout dans le Concerto 1 pour piano de Tchaikovsky au Carnegie Hall.
En faisant une recherche sur internet pour vérifier la tenue de la mandoline dans la création contemporaine ne voilà-t-il pas que je tombe sur l’immortel, incommensurable, incomparable chef d’œuvre des Flamands Roses alias Pink Floyd Shine On You Crazy Diamond joué quasi essentiellement par un orchestre de mandolines… (l’orchestre allemand mandolinenorchester Ettlingen) vous me croirez ou non mais le truc fonctionne. Pour preuve il a tout de même été vu sur YouTube par plus de 3 millions de personnes, vous me direz ce n’est rien au regard du clip original du morceau en question des Pink Floyd avec plus de 33 millions de vues… vous me direz ce n’est rien non plus si on le compare aux 810 330 980 millions de vues de l’Anaconda de Nicki Minaj (le jeu fessier des protagonistes du clip y est surement pour quelque chose, dans tous les cas les images post-pop restent virulentes et convaincantes et puis la chanson pas si débile que cela en a l’air), vous me direz aussi ce n’est rien au regard des 4 milliards de vues du See You Again de Wiz Khalifa (hipop oblige mais ce n’est pas une raison, très ennuyeux sous tous les plans), j’en resterai à mon clip préféré seulement vu par 357 526 735 millions de personnes à savoir le Back To Black de Amy Winehouse (le noir & blanc sirupeux terriblement sinistre genre cinéma années 50 genre campagne anglaise profonde filmée genre Michael Haneke lorsqu’il était encore inspiré qui donne un pchitt à la terrible chanson de Amy), notons aussi la vidéo live du même Back to Black en Ecosse avec seulement 1 031 730 vues qui reste impressionnante ; et difficile de passer sous silence aussi la vidéo d’enregistrement de son duo avec Tony Bennet tant l’image de la chanteuse oscille entre Aretha Franklin et Maria Callas… mais étrangement toutes les vidéos de Amy Winehouse sont intéressantes, la maitrise sublime de son image, quelle leçon.
Et nous voilà bien loin des Flamands Roses et de la mandoline… Le mélange des genres direz-vous, et considérant YouTube comme une fabuleuse archive, c’est bien le lieu idéal où le passé et le futur deviennent interchangeables.
Merci monsieur Elliott Carter.

(1) Boris Groys, En Public, éd. Puf, 2015