Quoi de plus beau que la rencontre fortuite sur un écran de cinéma d’un iPhone 6, d’une ceinture Gucci et d’un tableau de Hilma af Klint ?

 

Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’est contre lui et comme pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. […] et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. 

Michel Foucault  (Le corps utopique)

 

Le dernier film de Olivier Assayas, Personal Shopper, fait s’entrechoquer des réalités hétéroclites, à première vue sans points communs, s’enchaînant et s’emboîtant les unes dans les autres et variant du monde du spectacle à celui du spiritisme, de l’univers de la consommation d’objets de luxe à la réflexion sur l’art abstrait. Tous ces éléments se succèdent, tant dans le montage technique que dans leur articulation sémantique, sans logique organique, sans cohérence, sans direction précise, si bien que le spectateur à la fin du film est plongé dans le trouble, ne réussissant pas à retracer un mouvement continu émanant de cet ensemble disparate.

Quelques éléments du scénario pourront éclairer (ou pas) le lecteur quant à la nature de ce film : Kristen Stewart (Maureen), personnage principal au rôle périlleux et filmée sous toutes ses coutures, est la personal shopper d’une jeune star du spectacle, son travail quotidien consiste à choisir et acheter les vêtements et les accessoires de cette célébrité, évidemment trop occupée pour y pourvoir elle-même. Maureen profite d’un séjour à Paris pour se rendre dans une maison de campagne ayant appartenu à son frère jumeau décédé, pour tenter, par des pratiques médiumniques, d’entrer en contact avec lui dans l’au-delà. Au beau milieu de l’histoire, entre des scènes de spiritisme, des achats de robes de haute couture et des méditations sur la peinture de Hilma af Klint, voilà qu’un inconnu commence à harceler par téléphone Kristen Stewart, en entamant avec elle un furieux échange de sms par iPhone, sans relâche pour tenter de la séduire.

En réalité ce film fonctionne bel et bien sur le mode du fragment. L’absence de cohésion entre les événements, le manque d’une narration continue ayant un début et une fin, cette impression d’éclatement du sens d’une scène à l’autre, toutes ces caractéristiques dues au montage permettent de signifier en négatif le mode de fonctionnement de la dimension du spectacle.

Les plans-séquence dans les magasins de haute couture montrent la démultiplication des vêtements de luxe qui saturent l’écran, faisant écho au film de Sofia Coppola  Bling Ring qui pose les mêmes questions concernant le comportement des individus faisant face à la culture de la mode, montrant les mêmes étalages d’accessoires de toute sorte qui apparaissent sous le mode de l’accumulation sérielle sans fin et dominent le spectateur dans la chambre noire : remarquons au passage l’effet de dilatation dû au grand écran qui projette violemment aux bords de la vision du spectateur  ces objets de consommation de luxe, qui submergent psychologiquement sa conscience. Nous observons ici un mouvement de perversion dans le rapport sujet-objet consommé, en ce que celui-ci excède le contrôle rationnel du sujet.

Les passages de spiritisme où Maureen tente de communiquer avec son frère dans l’au-delà sont tout à fait kitsch, ils suivent des stéréotypes dignes des films thriller les plus conventionnels : ambiance nocturne, maison abandonnée, et finalement une rencontre avec une sorte d’ectoplasme malveillant rendu par des effets spéciaux. Clin d’œil à l’esthétique des jeux vidéo peuplés de monstres fantaisistes de toute sorte. Les séances de réflexion de l’actrice face à des peintures abstraites des années 1900 font le lien entre la mode et les esprits, en renvoyant à un certain mythe de l’art mêlant raffinement et ésotérisme, créant ainsi des juxtapositions cocasses entre ces différents motifs.

L’objet essentiel qui tisse tous les fils du film est évidemment l’ iPhone 6 de Kristen Stewart, le joujou par excellence de notre contemporanéité, objet dont la substance mythologique est très riche, pour reprendre la réflexion de Baudrillard dans Le système des objets. Tout d’abord son design aérodynamique où prime la ligne courbe et épurée, qui crée un profil entièrement fluide, continu, qui épouse la forme de la main et qui satisfait le plaisir tactile assume une fonction auto-érotique importante. Ce profil si homogène donne l’impression de posséder un objet auto-créé, sensuel et presque surnaturel, où la trace de l’assemblage technique est absolument évacuée, bref un objet sublime. De plus les gros plans sur l’écran du smartphone le dilatent sur tout le grand écran de cinéma, lui conférant un fort pouvoir de soumission qui contraint ses usagers à un régime relationnel morcelé dans une accumulation haletante et sans fin de courts sms qui ne participent aucunement à une progression logique du contenu de la communication.

Le paradoxe de cet objet de communication réside en ce qu’il la rend précisément inefficace : chaque membre du couple qui communique est en réalité seul avec l’objet. A titre d’exemple évoquons la scène mémorable où le stalker parvient à convaincre Kristen à le rencontrer dans une chambre d’hôtel de luxe, vêtue d’une robe tout aussi luxueuse : une fois la fille entrée dans la chambre, l’homme n’y est pas et lui demande de se prendre en photo telle quelle et de lui envoyer les résultats : nous observons ici en particulier ce rapport régressif érotico-narcissique avec l’iPhone, où l’écran se substitue à la personne, où la relation sexuelle réelle avortée est remplacée par le selfie solitaire aliénant, dans son exclusion de l’autre.

Ces réalités diverses ont en commun le rapport fétichiste avec l’écran. S’il est évident concernant le smartphone, il se produit également avec les jeux vidéo, la mode et la peinture : de même que le joueur assidu s’isole de son quotidien et se nourrit d’un univers pulsionnel fallacieux et hallucinatoire, de même la star du spectacle, ou tout individu qui rêve de prendre sa place, ne vit que sous le feu des projecteurs qui capturent son image qui est ensuite diffusée et consommée sur les écrans (ici en l’occurrence) de Mac et d’ iPhone. A ce stade, les tableaux de Hilma af Klint acquièrent le même statut que le jeu vidéo ou qu’une image de robe luxueuse dans sa diffusion médiatique : nous nous heurtons à l’omniprésence de formes d’écran qui satisfont le désir de consommation de la fille.

Nous assistons à la logique de cet espace unidimensionnel, pour reprendre le mot de Marcuse, où tous les objets sont réduits à une seule essence, celle du spectacle : réalité voluptueuse et opulente mais où l’image est dans tous les cas phantasmatique : volatile, bidimensionnelle et illusoire. Le personnage de Maureen est ainsi piégé réellement et métaphoriquement par les fantômes du spectacle.

Ainsi peut-être l’obsession du rapport à l’écran de même que le culte de la parure luxueuse forgent-ils ce mythe d’une évasion de soi, de notre enveloppe corporelle si inextricablement située dans l’espace, en résonnance avec les paroles de Foucault. Maureen, qui se confond avec l’actrice Stewart dans ses apparitions en tant que célébrité, revêt des robes qui signifient la rareté, la préciosité, qui ont le pouvoir de transposer son corps dans une dimension autre, irréelle, dans le domaine de la visualité pure et immatérielle. Cette transposition est rendue possible grâce à l’action de l’iPhone qui la photographie et l’immortalise dans ce corps devenu incorporel : ce corps demeure fluctuant dans cet espace fragmentaire et inconsistant que nous donne à voir Assayas, où le fantasme et le réel coexistent dans une contamination réciproque.