Le rendez-vous était fixé pour 23 heures, le 21 février 2018, sur la mythique Piazza Verdi de Bologne, (théâtre des rassemblements étudiants de toutes les époques). L’artiste distribue à tous les participants des plaques de métal à fixer solidement sur les semelles de nos chaussures à l’aide de lacets. Il nous donne ensuite les règles à suivre : tout d’abord et avant tout, ne pas parler, rester silencieux pendant toute la durée de la marche, être à l’écoute des sons produits par nos pas en fonction des sols et des espaces que nous traverserons, avoir une attention particulière à notre environnement. C’est tout. La marche durera approximativement deux heures. Nous nous regardons les uns les autres, un peu préoccupés par la durée, et nous disant qu’au fond on pourra toujours s’arrêter en route. Nous voici donc partis sous une pluie persistante. Nous sommes une trentaine, nos pas résonnent fortement sous les arcades de la Via Zamboni. Je pense à des chevaux ferrés, le bruit produit a cette consistance métallique, aiguë et sèche. Nous sortons rapidement du vieux centre pour nous retrouver dans les quartiers plus neufs, faits de grands immeubles anonymes, impersonnels. Nous marchons tous les yeux rivés à nos pieds par crainte de perdre nos fers mais aussi parce que notre démarche est plus incertaine, plus hésitante. Nous n’avons pas une adhérence parfaite au sol. La pluie rend la chaussée glissante. Nous suivons l’artiste Davide Tidoni, en tête du groupe, qui est notre guide. Nous ne savons pas exactement où nous allons, seulement une vague idée, notre guide semble connaître le parcours par coeur, il nous fait zigzaguer à travers les grands ensembles, nous traversons des routes, des parkings, des places vides, désertées à cette heure tardive. Nous sommes les seuls occupants des lieux, silencieux et bruyants, les seuls habitants de la Zone. Je ne peux m’empêcher de penser à Stalker de Tarkovski, mon film culte par excellence. Le Stalker, le passeur qui guide à travers des zones sinistrées, dangereuses, ceux qui sont prêts à transgresser l’interdit, à braver le danger, ceux qui veulent atteindre le lieu ultime où ils pourront se réaliser. Le parcours devient alors un parcours initiatique où les marcheurs (dans le film) se retrouvent au fil des jours face à leurs propres doutes, à leur malaise existentiel. Nous arrivons dans le quartier des foires, nous traversons de grands buildings dont la plupart sont fermés, sièges administratifs de grandes sociétés, de banques, de compagnies d’assurances. Nos pas résonnent encore plus dans ces lieux vides, ces parkings déserts, l’architecture est carrée, angulaire, c’est le règne du vertical, du béton et du verre. Je lève la tête vers le ciel chargé de pluie, je trouve cet environnement superbe, incroyablement générateur de sensations, oui, porteur de réactions sensitives. Il me donne la dimension de mon être, de celle de mes compagnons de route, l’impression d’être invisible, petit animal nocturne, qui déambule furtivement dans une marche sonore, cadencée par le bruit accentué de nos pas, de nos sabots, de cette excroissance de nos pieds que sont ces plaques de métal. Davide a raison lorsqu’il parle d’expérience partagée physico-émotive du son. Une marche dont on ne sait quand ni où elle prendra fin. Nous suivons, je pourrais dire aveuglément notre guide, qui continue impertubable vers une improbable destination. Les détours qu’il fait m’ont fait perdre peu à peu toute notion géographique, la vieille ville doit se trouver dans cette direction là-bas, plus au sud.
Davide Tidoni, Performance sonora collettiva
Exaggerated footsteps
Camminata sonora, organisation Xing, Bologne, Italie