Peut-être la voix de l’actrice italienne Maya Sansa ? ou celle de la chanteuse Patty Pravo ? allez savoir… je l’écoute d’abord en français, ça chuinte un tantinet avec des syllabes langoureusement prononcées, douloureusement énoncées, imperceptiblement évoquées, qui vous brûlent les oreilles tellement la suavité de la langue vous déporte dans une intimité presque insupportable. Une voix de film série B années 50 en noir et blanc sensuellement chuchotée, qui s’accroche insidieusement aux creux de vos oreilles, sexuellement pourrait-on dire, qui vient se lover dans les interstices du cerveau comme une pieuvre à son rocher. Je perçois d’abord juste des sons, des extravagances phonétiques, des excroissances de féminin tant la féminité l’emporte sur tout autre chose.
C’est à la Ca’Rezzonico, le musée du dix-huitième siècle, une des plus belles demeures de Venise. Le lieu idéal pour mettre en scène (1) cette intervention sonore de l’artiste italienne Ruth Beraha : des casques audio placés dans un coin de la vaste salle d’entrée du musée, une brève indication quant à l’utilisation de ces casques audio, à savoir : d’abord brancher le cordon d’un casque sur son propre téléphone portable et ensuite se connecter à ruthberaha.it/index.html, choisir la langue d’écoute, l’italien, le français ou l’anglais. Je l’écoute d’abord en français, ça chuinte un tantinet avec des syllabes langoureusement prononcées, douloureusement énoncées, imperceptiblement évoquées, qui vous brûlent les oreilles tellement la suavité de la langue vous déporte dans une intimité presque insupportable. Ce syllabisme envoûtant est porté par cette voix qui s’adresse à moi tout seul par l’entremise des casques audio, qui s’adresse à mon être privé, isolé, dans cette immense salle vide, jusqu’aux  tréfonds de mon être capturé par cet attirail acousmatique sans merci. Me voilà seul, seul avec la voix, avec cette voix qui dit sans dire, qui spécule sur le dire, qui va sans dire, une voix de l’ailleurs, exotique, exotérique, mise en perspective dans ce décor historique vidé de sa substance historique mais plein de son passé glorieux, mise en perspective par ce dispositif acoustique si simple et si sophistiqué en même temps… et puis de la musique, au loin, là-bas, au fond, puis des bruits de talons, des pas, rapides, féminins, qui vont et viennent, propices à une invite, d’autres bruits, des pas, les miens ? voilà que je commence à marcher, à me déplacer, à tanguer dans cet espace ahurissant de la grande salle vide du palais Rezzonico… me voilà porté, emporté, des pas denses, dansés, dans cette densité de l’espace, la voix me dit « le bal », la musique, de l’accordéon je crois, Cole Porter… mais qui va le croire, rien n’est à croire, les mots ne sont là que pour jouer, nous tricher, nous déplacer, nous envenimer, nous ensorceler, les mots ne sont que spéculation (du latin speculum, miroir, ici, dans la grande salle les miroirs sont partout), les mots ne sont que des postures du rêve, qui nous font rêver sans rien révéler. Ne reste que quelques paysages intimes qui s’épanouissent, s’évanouissent dans le vademecum de l’horizon sans fin de la grande salle de la Ca’Rezzonico, cette grande salle de bal où se joue l’improbabilité de l’artiste. Me vient à l’esprit Janet Cardiff, l’artiste canadienne, chez elle aussi le son est maîtrisé, chuchoté, délayé, dans un space-cinéma maquettisé, rempli de murmures hors du temps, de va et viens, de souvenirs, des India Song… Savannaket… envoûtants qui disparaissent à l’horizon, qui s’effacent brusquement vers un en dehors lorsqu’on rouvre les yeux, les oreilles.

(1) Mettere in scena l’arte contemporanea, dallo spazio dell’opera allo spazio intorno all’opera, Francesco Poli, Francesco Bernardelli, Johan & Levi editore, 2016
Mettre en scène l’art contemporain, de l’espace de l’œuvre à l’espace autour de l’œuvre.