Que peut-on dire, et écrire, de travaux d’artistes qui utilisent le numérique en 2019, sans tomber dans la flagornerie usuelle du numérique liée à l’art ? J’ai choisi deux artistes qui a priori n’ont absolument rien à voir entre eux sinon le fait qu’ils utilisent le numérique comme principal support d’investigation.
Le travail de Eraldo Taliano m’a récemment interpellé en me baladant sur facebook (https://www.facebook.com/people/Eraldo-Taliano/100018010182363)
Eraldo Taliano est un artiste italien (Turin) qui utilise sa propre application numérique d’où il extrait couleurs (un vaste nuancier, sa palette en quelque sorte) et figures géométriques (des carrés surtout) de Color-Size.it (conçu par lui-même). Ce travail fonctionne fort bien sur les écrans, on peut même dire que ce travail est fait pour ça, de plus il se veut interactif puisque le principe de construction reste le jeu de cubes. Il se réfère à la peinture géométrique avec certainement un penchant non avoué pour les peintures de Peter Halley. Travail nostalgique peut-être où la matière-couleur par définition immatérielle est ici réactualisée.
Dans un tout autre genre le travail de Sandrine Deumier, artiste française (Toulouse), serait à classer plutôt du côté de la narration. A propos de cette performance multimédia de 2016 titrée Soft Butterfly (http://sandrinedeumier.com) elle définit son travail comme « une narration inspirée des univers virtuels, des personnages androïdes qui simulent des formes de machineries sentimentales humaines où les notions de peurs, de désirs et de sentiments ne cessent d’être interchangeables et fluctuants. » La part sonore nous tire vers une espèce de surréalité immatérielle ambiguë : « elle entre dans son total look lové. Catapulte les clones, sale et pulsée sous les déperditions du sang sous ma peau et dans le rêve. Sous X totalement décillée. Rayée diamétralement et sous les troubles indexés. J’agiterai les ordres imprimables sous l’index hyper-organisé du clone-hybride SK9. Je serai toi, partout, identiquement, génétiquement, indécemment, expressément précise et brutale sous les rayons dévorants » (dans utopia-land, poésie sonore).
Tiens tout cela me rappelle le film Zoe sorti en 2018, du réalisateur Drake Doremus.

Pour ces deux artistes cités, c’est bien me semble-t-il la question de l’immatérialité, dans le sens de vacuité, qui est posée en premier, ce qui donne aux travaux un semblant de nostalgie-fiction-vintage, augmenté par le filtre de l’écran de la vidéo ou de l’écran d’ordinateur qui repousse le spectateur pour n’être en fin de compte qu’un manipulateur-décodeur-passeur. Dans ces deux travaux l’aspect numérique est important mais ce n’est pas, finalement, ce qui saute aux yeux. Nous avons à faire seulement à deux artistes qui, a un moment donné de leur parcours d’artiste, pour faire de l’art, utilisent le numérique.

« Si l’on parle couramment d’art numérique, il ne faut pas y voir la tentative d’en faire un mouvement, ni même de délimiter par cette appellation un médium comparable à la peinture, la performance ou la photographie. Et pour cause : il existe à la fois de la peinture numérique, des performances utilisant des outils numériques et bien sûr de la photo numérique. Si l’on considère qu’une œuvre relève de l’art numérique à partir du moment où sa réalisation ou sa présentation au public engage nécessairement du numérique, on tente alors de qualifier un art non pas par une technique, mais par un matériau. Voilà qui semble aussi peu pertinent que de décréter que la peinture sur bois, la sculpture sur bois et pourquoi pas les claquettes – qui se dansent sur bois ! – partagent une même essence. » (1)
Il reste évident que ce n’est absolument pas tel ou tel matériau utilisé qui fera que l’œuvre existera justement comme étant une œuvre d’art. Numérique ou spaghettis, peinture ou fanfreluche, cacahuètes ou enluminures, fandango ou body art, installation ou patin couffin, autant d’appellations fallacieuses à l’emporte-pièce qui permettent sempiternellement de justifier que ceci ou cela est une œuvre d’art.
Les appellations et rubriques en tout genre définissant et nommant les œuvres de tous poils à tort et à travers pour les faire rentrer dans le monde de l’art m’ont toujours laissé pour le moins perplexe, si ce n’est relevant de l’absurdité la plus infantile. Comme cette appellation d’art-plastique qui perdure encore aujourd’hui, comme si l’art était de la vulgaire matière plastique donnée en pâture à quelques déficients en quête d’une réalisation de leur moi créateur pour rééquilibrer leurs problèmes hormonaux ! Pourquoi donc cette manie de rattacher telle ou telle pratique manuelle, scientifique, corporelle, décorative, gustative, scénographique, numérique ou je ne sais quoi à l’art ? « comme la vulgaire vipère fait vibrer sa queue sur les feuilles, dans l’espoir de passer pour un serpent à sonnette. » (2) ou encore comme le dit si bien Robert Walser dans ce microgramme (3) « notre habitude devant une soupe trop chaude de commencer à remplir la cuillère par le bord de la masse liquide, ce qui fait que de fil en aiguille la soupe tout entière se transforme en bord jusqu’à ce qu’on parvienne à attaquer le centre, prélude de la formation du centre en bord. »
L’outil ne fait pas le moine, pas plus que le numérique ne fera l’œuvre, d’art s’il en faut.
Ne faudrait-il pas parler plutôt avec Yan Duyvendak de « propositions musicales, théâtrales, de propositions d’actions, des impulsions pour des actes, à la fois dans leurs moyens et dans leurs intentions ? » (4)

(1) Le Point.fr, Bruno Trentini,14/01/2017
(2) Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, William Burroughs Jack Kerouac, Gallimard
(3) Cité dans Mariendbad électrique, Enrique Vila-Matas, Christian Bourgois
(4) Pratiques de l’improvisation (Action discrète) conversation entre Yan Duyvendak, Gaëlle Goastellec et Christophe Kihm (2016) collection “à contrario Campus”.

Merci à Gérard Viti à propos de l’artiste Eraldo Taliano.