La ligne droite est un leurre, une hypostase qui se clôt constamment sur elle-même, une contrainte arbitraire, un artifice ambigu créé de toute pièce par des designers pervers ou des mathématiciens sans scrupules vantant un absolutisme imparable sous entendant que le plus court chemin d’un point à un autre serait la ligne droite !
Une ligne droite, vraiment droite, est difficile à tracer. Elle peut difficilement s’exécuter toute seule, à moins de s’aider d’une règle, elle n’est pas autonome, elle n’a pas le choix, elle ne peut pas être autre chose que droite. Peut-être avons-nous là un concept judéo-chrétien bien commode pour excuser les dérapages et les comportements déviants.
Prenons en compte ce schéma en 3 actes, replacé justement dans le vocabulaire des comportements humains et de la religion catholique, développé par le philosophe italien Galimberti : le passé considéré comme l’espace du péché, le présent considéré comme l’espace de l’expiation, et le futur comme l’espace de la rédemption… si j’applique ce raisonnement triadique à cette histoire de ligne droite que se passe-t-il ? La ligne droite partirait d’un point A, ce point aurait été placé ici ou là, à un moment ou un autre, de toutes façons peu importe il ne nous concerne plus puisque il a été placé, on n’en parle plus, il devient trouble, incertain, hypothétique, il fait partie du passé, mais fait-on confiance au passé ? puisque nous sommes toujours en train de l’enregistrer, le célébrer, tant il nous fuit, nous glisse entre les doigts ! Ensuite la ligne droite se poursuit dans le présent puisqu’elle est en train de se construire, de se formuler, de s’excuser de ne pas être complètement advenue, elle n’a pas la conscience tranquille, donc elle file droit et demande son pardon et veut se repentir ! Ce qu’elle veut c’est courir le plus vite possible vers le point B, nous faire oublier d’où elle vient, nous faire oublier tout l’attirail technique dont elle a besoin pour rester droite, nous faire oublier son fatalisme erratique, nous faire oublier qu’elle n’est qu’une feinte, elle veut qu’on lui fiche la paix, pour qu’elle puisse se racheter de son passé peu glorieux parce que ce n’est qu’une fois le passé « passé » qu’on se rend compte que les choses sont allées parfois de guingois, que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, ou ce qu’elles voudraient qu’elles soient… le point B alors serait le point final, le delivery point, qui effacerait tout le reste…
Ben tiens !
Etonnant finalement cette histoire d’expiation et de rédemption, que de vouloir se « racheter » de ses péchés, ce rapport insidieux entre christianisme et capitalisme, ce sur quoi s’expliquent nombre de gestes et idéologies en tous genres. Passons !
La ligne droite n’est donc pas un concept tranquille, ni un dreamtime (on notera en passant ce terme  Tjukurrpa en langue anangu, qui est le thème central de la culture des aborigènes d’Australie, aux antipodes de la ligne droite, dreamtime est aussi le nom de la plus grande communauté de photographies de stock du monde). La ligne droite est un concept douteux très moralisant qui voudrait nous faire oublier tout ce qui n’est pas droit, tout ce qui est tordu, de travers, tout ce qui ne ressemble pas à grand-chose et tout ce qui ne rentre pas dans la logique du droit chemin. Pourtant rien de plus captivant, troublant, excitant même, qu’un chemin serpentant un no man’s land incertain, pour aller se perdre au milieu de nulle part, dans des contrées inconnues, incertaines, indéterminées. Les chemins de traverses, les chemins semés d’embuches nous régalent de leurs inconvenances salutaires en nous laissant face à nous-mêmes, démunis, acculés à trouver une direction possible, un point B hypothétique, qui existe peut-être, mais est-ce si important que cela ? Comme le chantait jadis un certain Georges Moustaki « on ne s’attend pas au bout d’une ligne droite », et en aucun cas j’aurai voulu m’y trouver ! je n’aurais pas eu la patience de m’attendre.
Lorsque j’ai commencé à écrire ce petit texte j’avais juste l’idée d’une ligne droite qui d’entrée de jeu s’est définie d’elle-même comme un leurre. La comparaison Mondrian/Dubuffet est allée de soi.
On notera les expositions très prolixes, passées récentes et à venir, de Dubuffet ces derniers temps, au Mucem de Marseille en 2019, aussi à Venise au Palazzo Franchetti durant la Biennale en 2019, au Musée d’ethnographie à Genève du 8 mai au 3 janvier 2021, au centre de la gravure La Louvière en Belgique en 2020, et aussi à la Fondation Jean Dubuffet à Paris avec une nouvelle exposition après rénovation de son espace (intéressant le début du dossier de presse de l’exposition : « L’acquisition récente de deux œuvres datant de 1943, Paysage marbré et Cycliste aux nuages à pattes, donnent le ton à cette exposition dont le titre Ler  dla  canpane est emprunté au  premier  texte  en  jargon  (phonétique)  de  Jean  Dubuffet, illustré de gravures sur fonds de boîtes de camembert et publié en 1948. « SQON  NAPELE  LE  PE  ISAJE  LA  CANPANE  IARIIN  QI  MANBETE  COMSA  LACANPA NE SE PLIN DLE GUME ONDIRE UNE SOUPE MI NESETRON » écrit-il en ouverture de son petit ouvrage. »)

Les expositions monographiques de Mondrian sont plus frileuses à part celle importante du Musée Marmottan à Paris (voir ici sur courte-line « le fantôme de Mondrian » par O. Tignatello)