Pour continuer dans le sens de cette histoire des rapports ambigus entre art et institution, entre art et architecture, et entre art et tout le reste, je tombe par hasard sur un article (1) de l’artiste Donald Judd écrit en 1982 pour la Documenta de Kassel.
Pour la justesse du propos, fort éclairant et sans bavure, je n’hésite pas à en réécrire quelques passages. L’étrange actualité des propos de l’artiste (et non d’un éventuel critique d’art ou je ne sais quel sociologue du dimanche) peut laisser songeur sur les rapports insidieux des artistes avec le milieu dans lequel ils travaillent…
« Les œuvres d’art ne sont que l’alibi du bâtiment qui les abrite, symbole réel de la culture du nouveau riche, aussi indubitable qu’un grincement  de craie sur un tableau noir (…) Le pouvoir du gouvernement central, le statut des financiers, et le goût médiocre des deux, acquièrent une dignité grâce à l’art, créé en général par des artistes qui vivent dans une grande pauvreté la majeure partie de leur vie. Dépenser tant d’argent dans l’architecture au nom de l’art, beaucoup plus d’argent qu’on n’en consacrera jamais à l’œuvre d’art elle-même, serait déjà une mauvaise chose si l’architecture était bonne, et ce n’est pas le cas. La manipulation des œuvres dans les musées et leur conservation, qui sont censées faire l’objet de beaucoup d’attention, sont souvent négligentes (…) A supposer que le directeur et le conservateur soient animés des meilleures intentions, l’installation est rarement bonne, puisque les locaux ne le sont pas. Et bien sûr les expositions sont toujours temporaires (…) L’artiste prête son travail, donne son temps et n’y gagne presque rien, juste « l’œuvre est présentée au public » ! L’artiste qui expose devrait être payé, comme l’est toute personne exerçant une activité publique (…) Une bonne installation représente trop de travail, coûte trop cher et – si l’artiste l’a réalisée – devient une œuvre trop personnelle pour être ensuite détruite (…) Le musée show-business se construit, mais l’art ne se fait pas, pas même lorsqu’il est bien exposé, l’architecture reste bien inférieure et retardataire par rapport à beaucoup d’œuvres exposées (…) Le gouvernement central et les musées semi-privés dépensent des millions pour et au nom de l’art. Tout cet argent n’aide pas à produire d’avantage d’œuvres de premier plan, il y en a moins en fait depuis que le gouvernement s’y intéresse. Et le gouvernement est une chose trop dangereuse pour qu’on l’implique dans ce domaine. La comédie visuelle du show-business l’emporte sur tout le reste. Ce n’est pas l’argent qui fait naître les grandes œuvres (…) J’ai acheté un espace à New York en 1968, et deux bâtiments au Texas en 1973, où je conserve mes œuvres et celles d’autres artistes. L’un des bâtiments au Texas est composé de deux grandes pièces, l’autre d’une seule pièce. Chacune des deux pièces a demandé, pour l’installation des œuvres, deux ans de réflexion et de tâtonnement. Aucune des œuvres que j’y ai installées ne peut être prêtée pour exposition, qu’il s’agisse de mes œuvres ou de celle d’autres artistes. Les installations permanentes, la conservation attentive des œuvres sont essentielles à l’autonomie et à l’intégrité de l’art, à sa défense, particulièrement aujourd’hui alors que tant de gens veulent en faire un autre usage. »

  • Donald Judd, Ecrits 1963-1990, daniel lelong éditeur, 1991