A quel moment peut-on parler d’œuvre ?
Bien entendu avant de devenir œuvre ou d’être considérée comme telle, l’œuvre n’existe pas. Ou peut-être dans la tête de celui ou celle qui envisage de faire une œuvre, pourquoi pas ? Se posera alors le comment communiquer, le comment faire exister cette idée d’envisager de faire une œuvre.
En-visager, donner un visage à… identifier quelque chose pour lui donner un nom.
Mais un nom peut-il devenir une œuvre ? une œuvre a-t-elle besoin d’un nom pour exister ? Nommer une œuvre cela suffit-il pour qu’une œuvre devienne œuvre ? Nommer un nom cela suffit-il pour faire une œuvre ? Nommer un visage pour l’identifier me semble une chose culturellement admise, mais de là à lui donner le statut d’œuvre… D’autant qu’un visage peut ne pas avoir de nom, peut ne pas avoir été identifié, il sera assimilé-répertorié comme visage anonyme, visage inconnu, sans avoir été repéré-suspecté par je ne sais quelle autorité, ce sera un visage sans histoire, un visage sans rien, juste un visage.
Dans le livre « nouvelle photographie française 70’ » publié récemment (1) la photographie de couverture, mais aussi la quatrième de couverture, nous interroge sur la présence fortuite d’un visage affiché pleine page qui pourrait bien nous rappeler les esthétiques plurielles des années 70 (cheveux longs, barbes, identités mixtes, mélange des genres, etc.). Ce visage peut donc être assimilé à une époque par le biais de son contexte culturel, politique ou je ne sais quoi !
Il peut difficilement être identifié comme appartenant à une personne en particulier d’autant plus que d’éventuelles informations concernant directement ce visage et le photographe n’apparaissent pas sur la couverture. Mais surtout cette idée d’identification est brouillée par la nature même de cette photographie, de ces photographies doit-on dire puisque nous avons à faire à un montage/collage de deux photos de visages de sexes opposés. Ce télescopage d’images déjoue le fait de vouloir identifier ces personnes photographiées, et ne peut donc être perçu dans sa valeur spécifique de représentation indexant un nom propre. Cette manipulation d’image renforce donc le fait de l’image anonyme, comme une soustraction de l’application personnelle, individuelle, manuelle de celui qui l’édifie. L’idée serait donc ici dans ce cas de figure d’avoir été envisagée pour que cela devienne une œuvre, mais nous pourrions l’appeler autrement, photographie tout simplement.
Assez similaire ce que raconte Pierre Bayard dans son essaie sur Proust (2) :
« L’héritage proustien est double et contradictoire. Il sera fréquemment cité comme référence par les travaux de l’ère structuraliste, qui vont conduire à une disparition de l’auteur (une mise à l’écart du créateur, dixit Gérard Genette). L’un des effets les plus sensibles de son influence est la dissociation de l’homme et de l’œuvre. Exposée dans Contre Sainte-Beuve, cette revendication est illustrée dans le célèbre passage de la Recherche où le narrateur rencontre pour la première fois son écrivain favori, Bergotte, et ne parvient pas à superposer l’image idéale qu’il se fait de son auteur avec celle du petit homme sans intérêt qu’il a devant lui. »
Idem pour le dernier livre de Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée, où un des deux protagonistes de l’histoire, auteur anonyme bien entendu, aurait écrit un roman de Thomas Pynchon, démontrant que le Pynchon en question n’existerait qu’à travers une somme de plusieurs auteurs, sorte de confrérie de personnes écrivant tour à tour chacun un roman Pynchonien.
Cette question du qui-fait-quoi-on-en-sait-trop-rien, on la retrouve souvent dans la photographie, et même si les images sont signées, il est bien difficile d’attribuer telle ou telle image à tel ou tel photographe. C’est d’ailleurs le problème de la compilation du livre de la nouvelle photographie française 70, où à une ou deux exceptions près (Roger Vulliez) pratiquement toutes les autres images sont interchangeables. Les auteurs auraient-ils disparu au profit d’un corpus d’images anonymes, comme le soulignait il y a quelques années Pierre Baudrillard dans son remarquable essai un art moyen ? L’influence de la photo amateurs sur notre XXème siècle ?
Les exemples dans l’art sont multiples. Les peintures de Sonia et Robert Delauney par exemple dans le nouvel accrochage au MAM à Paris sont difficiles à attribuer à l’un ou à l’autre justement par l’extrême ressemblance de chacune des peintures gigantesques, fort bien installées d’ailleurs.
Sans compter les œuvres photographiées montrées à l’infini sur le net (Instagram en particulier), qui ne sont finalement qu’un jeu démonstratif de créations éparses plus ou moins réussies dans tel ou tel domaine de la peinture ou autres, sortes de variations sur le thème, d’autant que les auteurs éventuels y sont cités avec une précision toute relative.
Alors nommer une œuvre cela suffit-il pour qu’une œuvre devienne œuvre ? Nommer un nom cela suffit-il pour faire une œuvre ? La question reste posée, ce n’est pas peu !
(1) nouvelle photographie française 70, édition contrejour, 2022
(2) Et si les Beatles n’étaient pas nés, les éditions de minuit, 2022