Dans Monsieur Teste[1] de Paul Valéry, le désir du narrateur à décrypter le mystère d’une personnalité hors norme sert d’argument à l’écriture. La confusion s’établit entre l’auteur et le narrateur permettant au premier d’approcher au plus près le personnage qui constitue le centre de l’histoire, elle s’établit aussi dans le cours du récit entre ce personnage et le narrateur lui-même dont il pourrait-être un double émancipé. Cette dissociation permet au chercheur de se prendre comme objet de son étude.[2]La triangulation auteur/narrateur/personnage confirme l’entreprise de dédoublement nécessaire afin que se transmette l’expérience menée.

Monsieur Teste incarne une personne investie d’une mission, en décalage avec le reste de l’humanité, figure à la fois unique et multiple. Sa toute-puissance, une misanthropie certaine et une apparente insignifiance, en font un personnage solitaire, sans attaches, libre, engagé dans un extraordinaire travail de la pensée en quête d’elle-même. C’est par son égocentrisme absolu qu’il s’extrait de la masse. Il recherche l’isolement pour mener à bien son œuvre. La solitude lui permet de s’accomplir – l’autre est un obstacle dont il se débarrasse apparemment sans regret. « Je suis chez MOI, je parle ma langue », dit-il. Cette mise à distance de l’autre lui permet d’être tout entier investi dans ses préoccupations mentales. Il y a chez lui quelque chose de fascinant mais d’inhumain. Son énergie semble toute entière consacrée à absorber et transformer ce qui se présente à lui. Une entreprise qui vise à modifier la création pour l’ajuster à ses propres besoins. Sorte de genèse seconde dont il serait l’unique bénéficiaire, le seul héritier.

« (…) un être dont l’esprit paraissait transformer pour soi seul tout ce qui est, et qui opérait tout ce qui lui était proposé ? Je devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant varier, mettant en communication, et dans l’étendue du champ de sa connaissance, pouvant couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il voulait, endormir ou colorer ceci et cela… »
A la fin d’Une soirée avec Monsieur Teste, ce dernier s’endort, plaçant de fait tout ce qui précède dans un état de veille.

Plume[3], quant à lui, au premier chapitre du livre éponyme d’Henri Michaux, dort. La suite relève donc du domaine de la psyché. Plume est un doux rêveur. La réalité glisse sur lui et ne l’atteint pas. En dépit de sa bonne volonté, il est inadapté au monde dans lequel il vit et qui réagit agressivement à ses efforts de conciliation. Il parle, proteste mais sa parole n’est pas entendue ou tout au moins, peu considérée. Il n’a pas de prise sur le monde et le monde n’a de cesse de se débarrasser de cet être décalé.

Monsieur Plume est le négatif, l’exact contraire de Monsieur Teste. Ce dernier agit sur le monde et l’asservit à ses propres exigences alors que le premier est modifié, modelé, malmené par le monde qui agit sur lui à son corps défendant. Tous les moyens mis en œuvre par Plume pour s’adapter se révèlent inadéquats et inefficaces. Ses actes n’ont pour seul effet qu’aggraver les choses, à moins qu’ils n’en aient aucun, les choses poursuivant sur leur lancée leur propre évolution. L’incongruité des situations dans lesquelles il se trouve provient autant de l’injustice qui lui est faite que de la soumission totale qui est la sienne. Plus même, il subit son sort et s’en accommode.

            « Plume au plafond », donne une clef de compréhension de ce monde à l’envers dans lequel il évolue tant bien que mal. Le renversement des valeurs est contraire aux usages établis et même plus, contraire à toute logique et à toute raison. Seulement dans la fiction tout est possible. « Plume et les culs de jatte », fournit une donnée supplémentaire : la création n’est pas fixée, elle ne tient que sous la force, sous la pression du regard. Ce que regarde Plume existe mais lorsqu’il se détourne, l’univers s’écroule, le visage d’un homme se défait. Si nous plaçons cela dans la perspective de son sommeil entrecoupé d’une série de catastrophes – dont la mort de sa femme écrasée par un train et la disparition de sa maison – qui ne le réveillent apparemment que pour mieux lui permettre de se rendormir, tout prend un sens et une dimension onirique. On n’a probablement affaire qu’à une série de songes, rêvés plusieurs nuits durant. Tout n’existe que dans l’esprit de Monsieur Plume.

Teste, étymologiquement provient du latin testa qui signifie coquille, carapace, tuile ou pot puis crâne, boîte crânienne et finalement tête. Monsieur Teste pourrait n’être qu’un « pur esprit » s’il ne prenait le monde pour matière première. Plume, également emprunté au latin, est tout à la fois l’outil, l’écriture, la manière d’écrire, le style et l’écrivain lui-même, selon que l’on emploie ce mot au propre ou au figuré. A la différence de la testa qui représente quelque chose de dur qui résiste et protège, la pluma renvoie à la douceur d’un duvet d’oiseau, à la légèreté du vol, à l’aérien. Monsieur Teste se replie sur lui-même et se creuse, s’explore en tournant le dos à ses semblables. Monsieur Plume, « un homme paisible », trop doux que la réalité heurte et blesse, est de si peu de poids qu’il marche au plafond comme en apesanteur.

Monsieur Teste et monsieur Plume sont deux figures littéraires qui parlent de fuite et d’inadaptation mais ils incarnent aussi deux archétypes de l’artiste, aux modes d’expression opposés et complémentaires : le faire et l’imaginaire, en butte avec une réalité qu’ils n’ont de cesse de transformer. L’artiste s’inscrit-il encore aujourd’hui dans ce schéma duel ? Cherche-t-il encore à réinventer le monde ou se plie-t-il à cette même réalité se contentant d’en mettre en forme les aspérités, d’en dénoncer les excès ou d’en utiliser avec une intelligence cynique le potentiel ? Ne semble-t-il pas bien (trop bien) adapté au milieu qui est le sien et dont il adopte souvent les stratégies sans pour autant les remettre en question ou sous couvert de remise en question? Les formes proposées existent elles en dehors des schémas du commentaire, de la réaction, de l’ironie ou du détournement ?
Peut-être l’artiste n’a t’il pas encore fini de descendre l’escalier duchampien…

 

[1] VALERY, Paul, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 2008.

[2] Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, Valéry connaît à Gênes une crise existentielle qui détermine l’orientation future de son travail de pensée et d’écriture. « Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi. » in Introduction biographique, Cahiers, t. I, Paris, Gallimard, 1973, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 20.

« Après tout – JE suis un système terriblement simple, trouvé ou formé en 1892[2] – par irritation insupportable, qui a excité un moi n°2 à détacher de soi un moi premier – comme une meule trop centrifugée ou une masse nébuleuse en rotation ». Paul Valéry, ibid, p. 835.

[3] MICHAUX, Henri, Plume précédé de Lointain intérieur, Paris, Gallimard, 1963. Texte écrit en 1930, édité pour la première fois en 1938.