“Dans son analyse du cheminement tortueux conduisant de la représentation au simulacre, Jean Baudrillard identifie plusieurs phases de corruption dans la relation ténue entre l’image et la réalité, du lieu où l’image reflète la réalité au lieu où l’image “est sans rapport à quelque réalité que ce soit”. Le simulacre repose, et c’est sa force, sur le processus mimétique : le simulacre fonctionne sur une tautologie selon laquelle toutes et tous savent comment les choses doivent être représentées parce qu’elles ont toujours été représentées ainsi. Le simulacre est le lieu d’une mimésis d’image à image, et non de l’image au réel. Une telle représentation forme un noeud de signes vides qui n’informe le regardeur de rien quant à la réalité, si ce n’est que le modèle original (et réel) n’est plus.” (1) Dans l’exposition Double vue au smag de Venise les travaux des trois artistes présentés rejouent bien les dires de Baudrillard, à savoir que la représentation de quoi que ce soit en passe par des processus liés à une analyse des images à produire, sans pour autant les montrer, les sacraliser ou en faire l’apologie. La peinture, très présente dans cette exposition, ne reconnaît en rien son échec à figurer. Bien au contraire elle présente et revendique superbement le processus d’abstraction (prenons ce mot au sens large) comme moyen de connaissance, de revendication et de dénonciation.
Les tropes du réel se retrouvent trés ironiquement piégés dans les peintures écrites de l’artiste français Maxime Gay, dixit le logo Ford mimétisé en Form Word ou Work, ou bien la couverture du disque 33 tours l’Aigle Noir de la chanteuse Barbara mise judicieusement en abîme sur une vraie planche de bois surdimentionnée. De même la typographie Mistral de la peinture écrite sur bois ça souffle, dont le prix fixé par l’artiste est de 320 €, 320 représente la vitesse en Km/h maximale enregistrée du Mistral… la boucle est bouclée.
Les peintures diagrammatiques de l’artiste italienne Lucia Uni vont dans le même sens. Les peintures à l’huile sur toile de lin rajoutent ce brin d’ironie dans le décalage subtil qu’il y a à lire un diagramme tel que nous savons le lire et les formes histogrammisées déchifrables au deuxième regard qui évidemment n’ont rien à voir, comme le doigt d’honneur (à la peinture ?) se confondant littéralement avec les repères cartésiens coincés entre abcisses et coordonnées.
Les peintures installées directement sur le mur de la galerie de l’artiste français Marc Giloux (le curateur de cette exposition) montrent bien aussi cette diffraction entre signifié et signifiant. Les long rubans adhésifs noirs collés directement sur le mur de la galerie relatent d’une construction mentale spatialisée avec ses tours et détours, ses rythmes et ses déploiements. L’artiste se réfère au travail du regard dans le balayage que nous pouvons avoir dans la lecture de la surface d’un tableau, d’aller d’un point à un autre, de la gauche vers la droite, de haut en bas, pour en arriver à un point X du tableau qui se révèle ici, et mis en perspective (littéralement) par un simple applat de couleur géométrisé. Le caractère volontairement non-représentationnel de cette construction compose indirectement avec un simulacre d’image, d’une image qui est tellement image qu’elle est tout autre chose que son contenu.
Au regard de cette exposition le titre double vue prend ici effectivement tout son sens. La compréhension que nous pouvons avoir de l’abstraction au travers des standats de l’histoire de l’art se trouve là, d’une certaine façon, remise à jour.
(1) in L’hypothèse abstraite, de Elina Gertsman et Vincent Debiais, les presses du réel, 2025