Quand l’écrivain interroge l’image et l’artiste les mots, les choses ne sont jamais totalement ce qu’elles paraissent être. Le regard cherche, vérifie, se trouble, se perd dans le va et vient. Il n’est plus focalisé mais se déplace dans un entre deux où les choses s’inversent, se déforment parfois en périphérie, se pigmentent souvent, s’éclairent différemment, se floutent un peu, brillent d’un éclat différent, font illusion ou défont l’illusion.

La description augmente le regard d’une oreille qui, loin de résoudre la situation, rajoute une donnée au problème. La voix n’aide pas à stabiliser la scène. Le mouvement se fait du réel à son image, de l’image aux mots qui la redoublent et des mots au réel. Tout parait semblable mais rien ne correspond. Il n’est pas question ici de cette équivalence entre l’objet, son image photographique et sa définition que traduisent les « proto-investigations » de Kosuth, pas plus que de la non adéquation entre le mot et l’image[1] d’une part et le mot et la chose[2] d’autre part qu’explicite le dialogue fructueux entre Magritte et Foucault[3]– ce dernier révèle l’incapacité de chaque moyen d’expression à recouvrir totalement le territoire de l’autre, donc leur autonomie respective et la richesse créative née de leurs frottements. Ce qui est en jeu c’est la capacité des mots à déjouer l’image, surtout lorsqu’ils s’emploient à la serrer de près.

Dans Performance/Audience/Mirror de 1975, Dan Graham mesure l’écart introduit par le miroir qui reflète son image, celle du public et celle du lieu de l’action, mais aussi celui généré par la parole qui décrit ce que l’artiste a devant les yeux c’est-à-dire d’abord le réel (le public et la salle face à lui) puis leur reflet lorsqu’il se retourne face au miroir. Si le public aidé du miroir vérifie les propos de l’artiste, c’est pour constater l’incapacité qu’à la scène de correspondre à sa description. Dans le premier cas l’artiste décrit la réalité alors que le public ne voit que son reflet, dans le deuxième l’artiste décrit sa propre image et ce qui l’entoure mais ne peut se percevoir tel que les spectateurs le perçoivent, de dos, devant le miroir.

Le jeu ménagé entre la parole et l’image révèle les différences sous l’évidente symétrie.

Dans Left side, right side de 1972, Joan Jonas utilise la vidéo, le miroir et le langage pour brouiller la perception de la droite et de la gauche. Les mots répétés « This is my right side, this is my left side » renvoient tantôt à l’image filmée, tantôt au miroir qui la reproduit par moitié mais traduisent aussi à la conscience qu’à l’artiste de son corps. La parole ici entretient la confusion plus qu’elle ne lève le doute.

Alice Liddell, une des filles du doyen du collège où enseignait Lewis Carroll raconte cette anecdote à l’origine de « De l’autre côté du miroir »:

« Nous le suivîmes dans sa maison qui comme la nôtre, donnait sur le jardin et entrâmes dans une grande pièce pleine de meubles, avec un grand miroir installé dans un coin. « Et bien », me dit-il en me donnant une orange, « dis-moi d’abord dans quelle main tu la tiens. » Dans la droite », répondis-je. Et maintenant me dit-il, va te placer devant ce miroir et dis-moi dans quelle main la tient la petite fille que tu y vois. » Après avoir regardé un moment, un peu perplexe, je dis: « La main gauche ». « Exactement », me répondit-il, « Et comment expliques-tu cela? » Je ne savais comment l’expliquer mais comprenant qu’il attendait une solution, je risquai celle-ci: « Si j’étais de l’autre côté du miroir, est-ce que l’orange ne serait pas toujours dans ma main droite? » Je me rappelle encore son rire. « Bravo, petite Alice, me dit-il. C’est la meilleure réponse que j’ai reçu à ce jour. » [4]

L’inversion chez Lewis Carroll, c’est « l’autre sens », « the other way ». Le monde de l’autre côté du miroir est associé au “nonsense” et à “l’absurde” par opposition à la réalité qui est le “bon sens”. Le passage de l’un à l’autre, autrement dit la traversée est indissociable d’un brouillage des sens.

« Faisons semblant d’avoir rendu le verre inconsistant comme de la gaze et de pouvoir passer à travers celui-ci. Mais, ma parole, voici qu’il se change en une sorte de brouillard ! Cela va être un jeu d’enfant que de le traverser… »[5]

Brouillage dont les mots témoignent autant qu’ils le suscitent.

 Subtilité du langage lorsqu’il ne se cantonne pas à redire la forme ou à l’expliquer mais qu’il s’emploie à la pousser plus loin. Lorsqu’il n’est plus tenu à la clarté et à la précision mais prend le risque du trouble et de la confusion.

«(…) Ce n’est pas bien que tu ne vois pas le trouble car c’est dans le trouble que ça réside.

C’est de là que tout commence.

                               ça a craqué.»[6]

 

 

[1] Les mots et les images, Magritte, in Révolution surréaliste n°12, décembre 1929.

[2] Les mots et les choses, Foucault, 1966.

[3] Lettre de Magritte à Foucault 23 mai 1966 suite à la lecture par ce dernier du livre Les mots et les choses, récemment paru

[4] Lewis Carroll, Œuvres, La pléiade, NRF Gallimard, 1990, p 1982

[5]De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll, Op.cit. p 262.

[6] Extrait du poème Voir, Kandinsky, Klänge, trad. Inge Hanneforth et Jean-Christophe Bailly (pp. 25-27, Paris, Ch. Bourgois, 1987)