Dans sa vidéo En suivant la main gauche de Lacan,[1] Pierre Bismuth s’appuyant sur une conférence filmée de Jacques Lacan[2] suit linéairement le mouvement de la main du psychiatre dont la gesticulation scande les propos. Le dessin devient le révélateur du geste dont il fixe le tracé. Le texte de Pim Enveert, Du caractère amovible du bras gauche de Lacan,[3]parachève la relation instaurée par Pierre Bismuth entre le dicible et le visible.
Quels liens se nouent entre la pensée, la parole, le geste, le texte (les textes) et le dessin ?
Foucault disait : « Mais le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l’un à l’autre : on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe. »[4]
Nous vivons une époque où la place du verbe, oral ou écrit, est majeure jusque dans l’art. La tentation est grande de subordonner les formes aux mots qui les expliquent, les reformulent, les interprètent et ce faisant, d’une certaine manière les déploient mais les conditionnent aussi, les circonscrivent dans des termes compréhensibles, des définitions, des argumentaires convaincants. Comment redonner à chacun une place élargie sans que l’un ne porte ombrage à l’autre et n’en restreigne le potentiel évocateur. Tout n’est pas dicible. La forme et le mot ne se recouvrent pas. Le mot ne peut épuiser la forme et la forme, le mot.[5]
Si les formes plastiques sont habituellement l’objet d’études nombreuses d’historiens, critiques d’art et autres théoriciens, il est moins fréquent d’inverser la proposition sans entrer dans le schéma : si le texte légende l’image, l’image illustre le texte. Mais Pierre Bismuth donne forme à une extension du texte. Il fait un pas de côté en ne « dessinant » pas le texte mais la gestuelle de l’auteur lisant le texte et produit en quelque sorte un commentaire formel.
Revenons à la situation précise qui nous occupe à savoir celle saisie par la caméra de Benoît Jacquot en 1974. Devant un bureau sur lequel sont posées des feuilles annotées, Lacan parle. Il ponctue ses dires d’énergiques déplacements du bras gauche. Sa gestuelle accompagne la parole. Elle rappelle celle d’un chef d’orchestre, ici sans orchestre. Elle souligne, prolonge corporellement l’intonation, la traduit d’une certaine manière par la vigueur, l’insistance, la répétition. Notons d’ailleurs que si la main gauche s’agite, frénétiquement parfois, la droite plus statique sert d’appui. Elle assure la stabilité au corps que l’élan du mouvement déséquilibre. Les feuilles étalées sur le bureau ont la même fonction. Le regard de l’orateur emporté par son discours s’y pose de temps à autre pour ne pas perdre le fil. En dessinant la partition de la main, Pierre Bismuth rend autrement visible cette part du discours qui ne passe pas par les mots. Pim Enveert souligne la pertinence de ce qui est en jeu lorsque le sujet pris pour cible est justement Lacan. Difficile de ne pas chercher dans ce qui échappe quelque chose de signifiant.
« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt » écrivait peut-être Lao Tseu.
Il s’agit donc d’être l’imbécile, et pousser plus loin même en ne regardant pas seulement le doigt mais aussi le bras et les mouvements qui disent les intentions, les affirmations autant que les doutes. Et ne pas s’arrêter là, mais s’interroger sur le pourquoi du doigt pointé. Quelle démonstration faisait le sage ? Pourquoi prenait-il la lune à témoin ? Que souhaitait-il partager avec son compagnon ? Dans quel état d’esprit était-il ? Quels mots accompagnaient le geste ? Dans quel contexte se situait l’action ? Replacer dans l’espace et dans le temps le déroulement de la scène pour la comprendre mieux.
Michel Foucault, dans le passage suivant immédiatement celui cité plus haut, attribue au nom propre la même fonction que celle du doigt pointé : « Or le nom propre dans ce jeu, n’est qu’un artifice : il permet de montrer du doigt, c’est-à-dire de faire passer subrepticement de l’espace où l’on parle à l’espace où l’on regarde (…) » donc de déplacer le regard, de le porter ailleurs.
N’est pas imbécile qui veut !
[1] Pierre Bismuth, En suivant la main gauche de Jacques Lacan – L’âme et l’inconscient, 2010. Vidéo, 04:59, dvd.
[2] L’âme et l’inconscient, Jacques Lacan, Un certain regard, réalisateur Benoît Jacquot, Office national de radiodiffusion télévision française, INA, 09/03/1974.
[3] Pim Enveert, Du caractère amovible du bras gauche de Lacan, Les Cahiers d’art de courte-line, décembre 2021.
[4] FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses : Une archéologie des Sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 25. En 1966, Magritte, après avoir lu Les Mots et les choses, envoie à Foucault une reproduction de son tableau Ceci n’est pas une pipe après avoir rajouté au verso la précision suivante : « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme autrement. » Un dialogue s’installe entre l’artiste et l’écrivain qui amènera ce dernier à la publication d’une analyse du tableau éponyme Ceci n’est pas une pipe dans un livre publié en 1973.
[5] Magritte, René, « Les mots et les images », texte illustré in La Révolution surréaliste, décembre 1929, n°12.
Photo de présentation Marc Giloux, documenta fifteen Kassel, Dan Perjovschi, écriture sur mur, 2022