Exposition De(s)rives #5 par la galerie Aline Vidal, chez les bouquinistes quai Malaquais et quai de Conti, Paris, du 6 au 22 mai 2022.

 

Le livre comme forme de résistance : non pas seulement dans sa dimension textuelle, mais comme objet esthétique, volumineux, pondéral, fragile. Le livre comme déploiement d’espace. En 2017, à la Documenta 14 de Kassel, on pouvait voir sur la grande place du Fridericianum s’ériger une réplique grandeur nature du Parthénon, installation de l’artiste Marta Minujin, entièrement constituée de livres en tous genres, plus ou moins mal vieillis et malmenés. Et pour cause : ils avaient tous en commun d’avoir été censurés dans l’histoire récente par les gouvernements ou les dictatures.

Sur les quais de la Seine, à Paris, dans l’exposition De(s)rives # 5 pensée par Aline Vidal, les livres jouent à nouveau un rôle crucial dans la délimitation d’un espace sensible à la fois de déambulation et de réflexion sur l’art. Cette fois, au lieu d’être mis en scène sous un format monumental, ils sont rangés dans les « boîtes » des bouquinistes des quais qui, depuis plus d’un siècle, occupent les marges du fleuve. Elles constituent la scénographie dans laquelle viennent s’infiltrer différentes œuvres d’un ensemble d’artistes invités à intervenir dans ce décor urbain. Une scénographie qui certes a été voulue par la curatrice, mais qui a sa vie propre et un fonctionnement autonome. Ainsi le défi majeur de cette exposition, à la fois esthétique et politique, réside-t-il en ce que ce n’est pas le commissaire qui impose et qui crée ex-nihilo les conditions de visibilité des œuvres, comme c’est toujours le cas dans les lieux institutionnels, mais au contraire l’idée est de proposer une cohabitation d’œuvres avec d’autres objets (livres, affiches, gadgets) dans un lieu déjà habité. Cette exposition revendique donc une symbiose, une relation inextricable avec un espace urbain de circulation, avec un mode de monstration spécifique : le milieu de la rue, accessible à tout le monde, exposé aux aléas de la météo et à tous types de visiteurs plus ou moins bien intentionnés.

L’avènement d’une telle exposition implique une posture curatoriale de retrait, qui consiste à renoncer à avoir le contrôle strict de la mise en scène des œuvres. Celles-ci se mimétisent avec l’espace saturé de livres et exigent une gymnastique permanente de l’œil du spectateur qui cherche dans un premier temps à distinguer l’œuvre de son contexte, ce qui est art de ce qui ne l’est pas, avant de se rendre vite compte de la difficulté à séparer ces deux catégories traditionnellement distinctes. Ici la scénographie s’interpénètre constamment avec les travaux, dans un dialogue où aucune des deux parties ne l’emporte sur l’autre. Ainsi les œuvres, exposées pour la plupart dans de petites boîtes transparentes, sont positionnées dans l’étalage à la discrétion du libraire, là où il y a de la place. De même, tel bouquiniste peut faire le choix de placer tel ou tel livre juste à côté d’un travail pour créer des jeux d’écho et ainsi modifier le sens de l’œuvre elle-même comme s’il s’agissait d’un élément pensé par l’artiste, créant ainsi une zone frontalière définitivement indécidable entre l’art et le non-art. Dans d’autres cas, le cartel de l’œuvre, qui permet d’aider les spectateurs dans leur processus de reconnaissance, disparaît, soit parce qu’un spectateur nonchalant se l’ approprie comme souvenir, soit parce que quelqu’un le déplace par mégarde. Tous ces phénomènes d’interférence font intégralement partie du choix curatorial et ont une valeur esthétique à part entière. Les conditions de visibilité sont précaires et toujours changeantes. Enfin, ce rapport au contexte, à la rue et aux bouquinistes, qui se veut dialectique et jamais hiérarchique, est explicité dans le catalogue de l’exposition qui prend la forme de « cartes de tarot » : chaque carte est consacrée à une intervention d’un artiste mais également à un bouquiniste, avec un petit texte sur le travail et l’orientation littéraire spécifique à chacun d’entre eux. Les cartes dédiées aux bouquinistes sont mélangées aléatoirement avec celles sur les artistes, ce qui confère un poids esthétique égal à la scénographie comme aux œuvres.

Au fil du temps, depuis 2018, Aline Vidal a mis au point à proprement parler un « style curatorial » (1) en créant des expositions dans des lieux urbains non consacrés à l’art et déjà occupés par les commerces, faisant se côtoyer des milieux qui habituellement ne se mélangent pas. Des événements qui prennent finalement la forme de méta-œuvres (2), et qui viennent questionner les origines du discours sur le lieu où l’art est montré. Dans son texte « On the Museum’s Ruins (3) », l’historien d’art Douglas Crimp entreprend de mettre à nu l’archéologie de la politique muséale, en pointant du doigt la valeur phallique de ce discours. En évoquant le roman de Flaubert Bouvard et Pécuchet et en l’envisageant comme l’une des premières mises en abyme de la nature du musée, il relève que les deux bonshommes, dans leur volonté compulsive de collectionner, rassemblent et thésaurisent des objets à la forme phallique (allant des pieds de table à des piliers de toute sorte). Cette prolifération du signifiant phallique fonctionne comme métaphore d’un discours spécifique incarné par le musée, comme lieu de la centralisation, de l’autorité, de la pureté et de la blancheur. On sait à quel point l’œuvre dans le musée se transforme en objet idéalisé, fétichisé, les spectateurs s’attendant souvent à ce que celle-ci leur offre une vérité révélée. Cette institution est soutenue par le discours classique d’un lieu transcendantal, réceptacle de catégories éculées comme celles du beau, du vrai, etcétéra. Le phallus devient dès lors le concept qui subsume toutes ces catégories classiques à travers lesquelles on a été habitués à penser notre culture (toute l’esthétique transcendantale en philosophie a été d’ailleurs pensée par des hommes). C’est par le concept de « phallogocentrisme (4) » que Jacques Derrida a tenté d’identifier ce discours (logos) de l’autorité.

En ce sens une exposition comme De(s)rives #5 constitue un contre-discours par rapport à la posture muséale phallo-orientée, en prenant le contre-pied exact de toutes ses valeurs. A la centralisation,  s’oppose la dissémination : les œuvres – toutes à caractère portatif – sont dispersées dans les boîtes à livres sans aucune frontière établie, murs ou portes, entre les espaces ; à l’idéalisation, s’oppose la popularisation : l’œuvre perd son aura sacrée et coexiste pêle-mêle avec des objets autres, qu’on peut toucher et manipuler ; à la pérennité, s’oppose la fragilité du contenant de l’exposition, étant donné que les boîtes sont amovibles, déplaçables et peu isolantes ; à la fétichisation, s’oppose une forme de discrétion curatoriale : l’œuvre n’est pas faite pour sortir du lot ou pour s’imposer sur la scénographie, au contraire elle s’y intègre sur un mode écologique. Intégration qui peut être poussée jusqu’à l’extrême si on considère par exemple les interventions de Miquel Mont, des collages-affiches sous blister, à l’image des affiches déjà exposées dans le stand, ou encore le travail de Juliette Green qui a glissé des dessins-textes à l’intérieur de certains livres chez tel bouquiniste, rendant les œuvres totalement invisibles si ce n’est par l’achat fortuit de l’un des ouvrages.

La théoricienne Rosalind Krauss, dans son essai Under Blue Cup (5), cherche à penser l’histoire de l’art comme l’histoire d’un médium qui serait non pas simplement un support, mais une logique interactionnelle qui s’articule autour de couples d’opposition (champ/contrechamp, immobilité/mouvement, intérieur/extérieur, sujet/objet, etc.). Parmi ces couples, l’autrice en choisit un qu’elle privilégie comme fondement de sa réflexion : mémoire/oubli. Ce couple permet de penser l’œuvre d’art en ce qu’elle garde en son sein la mémoire d’une pratique artistique antérieure tout en la transformant perpétuellement. L’histoire se construit ainsi à travers des écarts mnésiques. Vues sous cet angle du couple mémoire/oubli, les boîtes à livres de l’exposition-œuvre d’Aline Vidal, en même temps qu’elles gardent la trace de l’idée d’un conteneur pour l’œuvre d’art (salle d’expo, réceptacle, écrin), elles en subvertissent la logique d’opposition binaire contenant/contenu, fond/forme. Dès lors l’écoulement de l’eau de la Seine à proximité immédiate renvoie symboliquement, dans un imaginaire héraclitéen, à cette nécessité d’évacuer de la mémoire un certain passé traditionnel de l’art cloisonné, pour étendre nos manières de voir à des mises en scène de l’art dans un champ social élargi.

(1) Jerôme Glicenstein, L’art : une histoire d’expositions, Paris, PUF, 2009, p. 74.

(2) Il ne s’agit nullement ici de mettre la figure du curateur sur un piédéstal par rapport aux autres artistes, mais au contraire de voir l’exposition comme un dialogue d’égal à égal entre tous ses acteurs.

(3) Douglas Crimp, « On the Museum Ruins », in Hal Foster (dir.), The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, New York, The New Press, 1998, p. 49-64.

(4) Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. XXI.

(5) Rosalind Krauss, Under Blue Cup, Massachusetts, MIT, 2011.

Nabuko Tsuchiya, bonjour appareil, 2022, 14,5 x 31 x 13.5 cm, coton, tige en métal, crédit image: DR, courtesy de l’artiste et de la galerie Aline Vidal.