*The milk of dreams (Biennale Art Venise 2022)

Le problème lorsqu’on avance en âge c’est que s’émousse une certaine capacité à s’émerveiller de ce qui brille, bruisse et s’agite en surface pour attirer l’attention. Le recul inscrit l’apparent nouveau dans une histoire qui lui enlève une bonne dose de nouveauté et les ficelles qui tiennent l’ensemble sont difficiles à cacher. Mais tout n’est pas perdu, le plaisir nait de l’étonnement devant notre incroyable capacité d’oubli et de réinvention du même ou de l’approchant, du repérage des filiations et surtout de l’émotion, toujours vive parce qu’inattendue, ressentie devant certaines œuvres.

Des questions restent en suspens qui ne concernent pas l’art en soi, ni les artistes d’ailleurs, mais tout le dispositif qui fait fonctionner l’ensemble. Les poser revient à envisager une actualité qui place face à face une toute jeune création marquée par la crise et l’hypertrophie de manifestations gloutonnes en énergie et en moyens pour essayer de comprendre.

Il semblerait qu’au cœur de l’art sont les œuvres et donc les artistes qui les font. Sans eux l’échafaudage s’effondre, il n’y a plus ni marché de l’art, ni musées, ni centres d’art, ni galeries, ni critiques, historien-ne-s et curateur-trice-s, ni biennales, triennales, foires internationales… mais quels partis tirent-ils vraiment du dispositif ? Si l’on excepte, allez soyons très large, 20 % ? 30 % d’entre eux ?

Le monde de l’art s’est extraordinairement étendu, ramifié et du coup compliqué. Il est difficile de s’y faire une place et de la conserver dans la durée. La nécessité de « faire le buzz » exige de nouveaux noms, de nouvelles idées, de nouveaux mots qui symptomatisent un moment et se répercutent du milieu de l’art à celui des médias et de la politique garantissant le caractère « branché » de la chose. Peu importe son caractère superficiel, elle n’a pas vocation à durer. Un évènement chasse l’autre. Du coup, se dégager de la masse pour exister un peu et exposer ne repose pas tant sur la qualité propre des pièces réalisées que sur le mouvement créé autour. La conséquence est une augmentation conséquente du temps consacré par les jeunes artistes à la diffusion et à la communication en regard de celui accordé à la production. L’objectif étant d’être « repéré ». De plus, l’économie du jeune artiste lui permettant tout juste de payer son loyer, difficile de financer un espace pour réaliser et stocker les œuvres. Le lieu de création et de stockage se réduit donc bien souvent à l’écran d’un ordinateur. Et le temps de travail lui-même en constitution de dossiers et réponses à des appels à projets qui, en fournissant espace et financement, permettront la production des pièces et leur mise en situation devant un public. La culture du projet a remplacé le travail dans l’atelier.

L’émergence et le développement depuis une quarantaine d’années du métier de « curateur » à partir du modèle emblématique d’Harald Szemann a, ne le nions pas, déchargé l’artiste « repéré » d’une partie des démarches consistant à monter un projet, trouver des lieux d’exposition, des modalités de financement… mais ce faisant le dépossède (avec son accord cependant) d’une liberté de choix des contenus même de l’exposition autant que de son accrochage. Les curatrices et curateurs aiment à rappeler l’origine étymologique du mot liée au soin. En cette période où la notion de « care » en art est tendance, c’est plutôt flatteur ! Mais le « curateur » est aussi « une personne chargée d’assister l’incapable majeur dans tous les actes que celui-ci ne peut accomplir seul », (1) faut-il donc considérer l’artiste comme une personne assistée ? Nettement moins flatteur pour ce dernier !

Les relations entre l’artiste d’une part et les théoriciens de tous bords d’autre part, se sont inversées en une trentaine d’années avec le consentement des artistes eux-mêmes souvent complexés par l’écrit et peu soutenus par une société qui place en haut le savoir plutôt que le faire sans tenir compte du fait que le faire est un savoir et que toute pratique artistique est un langage à part entière, un moyen d’expression et donc de communication élaboré et complexe. Il résulte de cette modification du rapport de force entre les deux partis, la transformation d’un compagnonnage en un lien de dépendance qui assujettit un peu plus l’artiste.

La plupart des galeries qui auparavant ne se payaient que sur les ventes font aujourd’hui payer les artistes pour exposer, tout en prenant toujours un pourcentage, moindre certes, sur les ventes éventuelles. Plus de risque pris, un financement direct ! Bien entendu, d’autres galeries privées poursuivent le travail de prospection à l’ancienne en soutenant de jeunes artistes grâce aux artistes plus reconnus qu’elles représentent aussi. Et des galeries associatives financées par certaines municipalités rémunèrent les artistes en frais de production et de déplacement mais elles font plutôt exception.

Finalement que reste-t-il du travail d’émancipation opéré dans les années 70 par les artistes vis-à-vis des institutions (réduites à l’époque aux musées et galeries) ?

Il persiste à n’en pas douter dans toutes les initiatives de lieux dirigées par des artistes, de collectifs autogérés, d’« artist run spaces », de squats, avant qu’ils ne soient récupérés et ne s’institutionalisent à leur tour, victimes de leur succès.  Ces formes alternatives, au mode de fonctionnement communautaire, offrent tout à la fois des espaces pour travailler, exposer et diffuser. Les artistes réinvestissent les différents maillons de la chaîne et s’autonomisent. La complémentarité et le partage des ressources restaurent une indépendance précieuse mais fragile.

Quelles que soient les réalités du monde, les artistes n’en continuent pas moins à expérimenter, à créer et à chercher des solutions pour le faire librement, mais rêvent-ils encore aujourd’hui ? Les cases à cocher et les dossiers à remplir n’ont-ils pas neutralisé les moutons électriques et autres créatures nées de leurs imaginaires fertiles ?

« Le lait des rêves » nourrit-il la création en herbe ?

 

(1) https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/curateur/21137