« Exclamation Point » (Plastic bristles on a mahogany core painted with latex que l’on pourrait traduire en français par Poils en plastique attachés à un noyau d’acajou peint au latex) de l’artiste américain Richard Artschwager, est certainement l’œuvre d’art qui m’a le plus interrogé tout le long de ma carrière d’artiste.
Cette sculpture, il faut bien lui donner un statut (jeu de mot simpliste j’en conviens), nous engage sur pas mal de points (exclamatifs bien entendu) que je voudrais expliciter pour répondre à ce Faire (et) Voir ! (1)
Voir une exposition d’Artschwager revient à faire acte de lecture. Au sens littéral puisque les œuvres sont disposées dans l’espace de sorte que l’on puisse lire et inventorier l’histoire qui nous est proposée. Et justement ce qui nous est proposé est bel et bien un espace, espace occupé, habité pourra-t-on dire, comme dans n’importe quel appartement semi bourgeois, que l’on pourrait dater autour des années 60, comme un intérieur d’une maison d’habitation, avec son mobilier, utile et décoratif, dans laquelle on serait tentés de se prélasser pour un drink entre amis, en écoutant quelques sonates de Schubert sur le piano/sculpture qu’Artschwager chérissait, il était lui-même pianiste…
Oui mais voilà ! que viennent donc faire, au milieu de tous ces objets/sculptures rassurant que l’on perçoit facilement comme des objets/sculptures de design un peu passés et usés par le temps, ces formes déconcertantes, imprévisibles, légèrement loufoques ? des espèces de pop-up fantaisistes aux couleurs kitchs et sans détours, pour dire que c’est là et bien là mon coco, tu ne peux pas ne pas les voir ! on se dit non c’est pas possible, et puis il faut bien se rendre à l’évidence, oui, c’est bien ça, je reconnais, je vois bien ce que c’est, c’est bien un point d’exclamation, et puis un point d’interrogation, et des guillemets, des signes d’écriture terriblement agrandis, en volume, des sculptures en fait, posés là intentionnellement bien sûr ! pour que ces signes soient vus, que ces signes soient lus ! Le lu et le vu qui se superposent ! génial ! la littéralité incarnée si je puis dire. Je lis ce que je vois, je vois ce que je lis, Peirce aurait beaucoup aimé !
Ce qui est dit des œuvres d’Artschwager au MACBA de Barcelone est tout à fait juste je trouve : « Artschwager s’empare de signes universels associés au rôle émotionnel du langage. Avec un air de légèreté et d’humour, ils apparaissent spirituels, sensuels et amusants. Au-delà de leur présence formelle, ils ponctuent l’espace d’exposition. Transformés en objets physiques, et bien que totalement sortis de leur contexte linguistique, ils ne perdent pas leur poids exclamatif. L’artiste transforme ainsi l’espace en une voix anonyme et exclamative qui, d’une certaine manière, implique tout le monde. »
Artschawger est un vrai sculpteur puisqu’il prend à la lettre ce qu’est la sculpture. Il fait des sculptures d’intérieur, donc des sculptures qui s’apparentent à des meubles. Un meuble occupe un espace, il a son propre style, il peut avoir une utilité ou bien être juste regardé, observé, mis dans un musée. Une sculpture a besoin d’espace, et l’espace a besoin d’être balisé, ponctué en somme ! chez Artschwager l’espace est aussi pris à la lettre, puisqu’il est ponctué, mis entre parenthèse, il est interrogé, exclamé, mis en dérision. Il s’auto-critique, il se fait son propre commentaire, bref il nous fait revenir sur terre. Ces signes sont des espaces de respiration, comme des soupirs en musique, des instants de grâce entre des invectives joyeuses ou intempestives. Ces signes nous permettent de prendre du recul pour ne pas se laisser berner par trop d’intensité, trop d’animosité, trop de tape à l’œil, trop de sérieux. Cela me rappelle certains passages des livres de Patricia Highsmith où entre deux moments d’une terrible situation critique elle glisse sournoisement les asperges confites à la sauce béarnaise ou les homards mis au dernier moment dans l’eau bouillante pour garder la bonne saveur du crustacé !
On pense aussi aux Bloody Mary ou aux scotchs avec ou sans glace dans nombre de films américains surtout, pour suggérer que l’heure de l’apéritif est peut-être un moment opportun pour faire une pause dans le méli-mélo du feu l’action qui parfois nous stresse plus que ce que l’on voudrait. D’ailleurs à ce propos la présence assez objective à l’écran de bouteilles de Whisky (qui viendrait d’une certaine façon ponctuer pas mal de films) reste une entreprise très sérieuse puisque le Studio Indépendant Service propose des fake whisky avec en tête le fameux Glencallan (un clin d’œil au Glenmorangie et au Macallan, le whisky dans Skyfall du film de James Bond). Je pense aussi au Pop-corn bombons caramels chocolats glacés délivrés pendant l’entracte dans nos chers cinémas d’autrefois qui permettaient de souffler et se détendre en attendant la suite du film. Comme quoi les parenthèses de la vie sont parfois nécessaires.
Au-delà du propos de définir un travail artistique par un dialogue enregistré par deux artistes, ce qui est tout à fait louable bien entendu, ce que j’ai aimé dans ces petites brochures de Faire (et) Voir (1) dans cette transcription de l’oralité vers l’écriture papier, c’est justement ces parenthèses délibérément mises en avant, tout comme les sculptures de ponctuation d’Artschwager, où les euh, les heuh, les euh euh, les Euuh, les burp, les hé hé, les fff aussi, jouent parfaitement leur rôle de tampon entre le propos énoncé et le fait même de le lire et de le comprendre.
Il s’agit ici, dans cette transcription, d’abord d’un dialogue, et nous ne devons en aucun cas l’oublier !
Pour finir je citerai Georges Pérec qui disait que « vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». Le passage de l’espace de l’oralité vers l’espace de l’écriture reste une gymnastique difficile, et les parenthèses, comme les ponctuations d’Artschwager sont bien là pour nous le signifier, et nous mettre en garde !
(1) L’exposition Faire (et) Voir a été montrée à Châteauroux (Galerie Marcel Duchamp) fin 2022 et à La Riche (Chapelle Sainte-Anne) début 2023.
Elle est constituée de deux œuvres personnelles des artistes Sébastien Hoëltzener et Fred Guzda, filmées alternativement et en continu par deux caméras de surveillance, et de sept paires d’écrans qui restituent, par un jeu de questions-réponses, une série de conversations entre les deux artistes.
Le travail de Fred Guzda et Sébastien Hoëltzener est fondé sur un certain nombre d’interrogations :
« Que peut-on dire de deux œuvres exposées l’une à côté de l’autre ? quelles questions peut poser un artiste (auteur de la première) à un autre artiste (auteur de la seconde) ? Et réciproquement ? Et que peuvent répondre, alternativement, ces deux-là ? D’ailleurs, chaque artiste ne devient-il pas, dans ces conditions, spectateur de l’œuvre de l’autre ? Ou même, indirectement, de son propre travail ? Et surtout, qu’est-ce qu’un spectateur, qui s’intéresse à cette histoire, peut en attendre, en quoi peut-il en profiter, que peut-il y apporter ? » (extrait du communiqué de presse)
<https://prolegomenes.fredguzda.com/images/F&V.htm>
A la suite de ces deux expositions un appel à contributions a été mis en place par l’intermédiaire de livrets conçus initialement comme des transcriptions plus ou moins directes des propos des vidéos et destinés aux visiteurs.
Ces livrets sont devenus l’objet d’un nouveau projet d’édition, autonome, où des commentaires seraient à leur tour commentées par plusieurs autres personnes provenant d’horizon divers et choisis par les artistes.
Ce texte Parenthèse fait partie d’un des commentaires-réponses de l’artiste Marc Giloux (2024)