La mise en scène adoptée par Germano Celant à la Fondation Prada lors de l’expo Kienholz est tout à fait neutre, les objets et les assemblages se succèdent dans des salles blanches, bâtiment industriel, bêton armé, genre usine désaffectée. Les pièces défilent devant nos yeux les unes après les autres, les salles sont en enfilade, le mode est celui de la succession, le ton est monotone, plat, répétitif, le spectateur est face à un étalage. Jeux de casino, billards de pub, intérieurs prolétaires, peep show, morceaux de corps désarticulés, animaux déguisés en bonshommes ou l’inverse, poupées et mannequins voluptueux, écrans de télé et une nativité du Christ dans un décor de motel d’autoroute, bref une vaste foire d’objets peuplent les salles du bâtiment. Le blanc laiteux et silencieux des salles est interrompu par intermittence, sur le mode de la pulsion, par cette marchandise disparate de la sous-culture de masse, cet imposant oxymore : des espaces saturés de détails et de sens, incarnent le trash qui nous agresse par le dégoût qu’il inspire. Mais la platitude qui en ressort est due à l’homogénéité du statut de ces « objets » plus ou moins complexes, à leur condition immobile de marchandise, quelle que soit la situation qu’ils offrent à la vue. Cette condition totalisante et immuable donne ce résultat paradoxal d’une menace voluptueuse, par son intense action sur nos sens, mais qui dans le même temps nous rend insensibles par son caractère constant de substance répugnante. Les biens de conso forment une masse homogène grâce au liant que l’artiste emploie systématiquement : il s’agit d’une patine transparente, une substance gélatineuse dégoulinante dans laquelle baignent ses objets, il s’agit de sa marque de fabrication.
Ces objets ne sont pas des marchandises a priori, ils le deviennent une fois qu’ils sont mis en oeuvre au sens propre du terme : l’oeuvre est la marchandise que l’artiste vend, le parachèvement d’un univers marchand où les fragments de quotidien sont exhibés en attendant l’acquéreur.
Tout est immobile, tout est réifié, les assemblages présentent des fragments de situations communes du quotidien, mais ce quotidien est saturé. Kienholz surdétermine le sens de ses oeuvres, le trash qu’il atteint consiste en cette spéculation sans fin sur le répugnant, un répugnant affiché dans son évidence, dans son excès, sa sur-exhibition. L’univocité du sens des oeuvres domine le regardeur, le submerge mais surtout le contraint à la passivité (une passivité non pas dans la réflexion a posteriori, mais dans le fonctionnement de l’oeuvre vis-à-vis du spectateur sur le moment). Car comme on sait, certaines oeuvres d’art ne fonctionnent pas sans un discours qui les accompagne. Ici le spectateur n’a aucun effort mental à accomplir pour faire parler les oeuvres, celles-ci sont au contraire projetées vers lui, l’excès de sens se creuse à l’intérieur du spectateur lui-même, le réifiant à son tour, dans une relation objet-objet.
Le spectateur déambule au milieu de cette foire encombrante et silencieuse mais passivement, se reconnaissant en ce qu’il voit, sans pouvoir exercer de poids, d’action de réflexion positive sur les oeuvres, se pliant à la mécanique de ces univers hermétiques qui anesthésient par la répétition, dans une communication qui s’épuise dès le départ, qui n’a pas lieu : une communication en négatif. Nous en faisons l’expérience en particulier quand nous sommes face à un grand manège du genre fête foraine, l’une des oeuvres de l’expo : nous sommes invités par une voix robotique détraquée à entrer dans un espace noir à l’intérieur du manège, qui s’éclaire momentanément pour nous laisser apercevoir plein de petites horreurs exposées derrière des vitrines. Un timer se met en route et parodie notre relation habituelle à l’oeuvre, le temps qu’on passe en face d’elle : il s’agit d’un simulacre grotesque de notre temps d’appréhension car en l’occurrence il n’y a rien à appréhender.
Autre travail le Caddy Court, limousine transportant un groupe d’hommes politiques, met en oeuvre cette relation exclusive, jamais inclusive : le regardeur entre sous un rideau pour accéder à l’intérieur de la voiture ; il fait face à des crânes de bêtes, cerf, ours, vache, bouc, et se place au milieu de cette mascarade en décomposition. Il est intégré à la scène en assumant son statut de consommateur passif, mais il ne produit pas un sens nouveau qui transformerait l’ensemble, sa présence ne fait qu’ajouter un maillon homologué à la chaine préexistante.
L’un des mots d’ordre de l’art contemporain est l’oeuvre nomade aux frontières incertaines : ici le basculement se fait dans le sens inverse : ces fragments de situations, ces installations, sont des lieux clos, elles intègrent toutes leur propre décor, leur sens est achevé, leur frontière est surdéterminée.
Par conséquent le spectateur est réduit à l’état de voyeur, de consommateur d’image, il jouit de ce qu’il voit sans jamais instaurer une interaction, il est un touriste, un visiteur, en somme un objet. La réification du regardeur est due toutefois à une pulsion dont il investit ces objets : le regardeur est inquiété par des objets qu’il reconnaît comme lui ressemblant, comme faisant partie de son quotidien, mais l’excès de sens surgit aussitôt qu’il les identifie et l’envahit, creuse sa conscience. Ce n’est pas le spectateur qui fait l’effort de comprendre l’oeuvre, c’est l’oeuvre qui le comprend, le domine, le rend inutile par son exclusion.