Tristan Tzara, Sol LeWitt, Rodchenko et Cate Blanchett : la Belle et les Bêtes.

Erving Goffman dans son ouvrage Les rites d’interaction, étude très méthodique des dynamiques communicationnelles entre individus dans l’espace social, fait à un certain moment une remarque assez anodine et hilarante à propos de l’une des causes possibles de distraction d’un sujet lors d’une conversation. A savoir que l’on peut se distraire si notre interlocuteur est particulièrement beau. A ce moment se produit ce qu’on appelle scientifiquement dans le milieu autorisé le repli sur autrui. Dans un discours, si nous sommes touchés par l’expression du visage de la personne qui nous fait face, notre attention se déplace vers son physique et nous oublions le contenu de ses paroles. Un phénomène semblable a lieu quand on regarde les vidéos de l’installation Manifesto de Julian Rosefeldt, actuellement exposée aux Beaux-Arts de Paris, dans lesquelles Cate Blanchett scande des textes écrits par des artistes qui font autorité dans l’histoire de l’art contemporain, mais dans des scénographies qui n’ont pas de rapport avec leur contenu. L’actrice est à chaque fois impeccablement maquillée et habillée, et figure tantôt en présentatrice télé, en habit de deuil lors d’un enterrement, en épouse chrétienne mère de famille, etc. Les gros plans sur son visage nous projettent vers son image et presque sans le vouloir nous commençons à étudier les lignes et les courbes de son expression, sa coiffure, son sourire, ses yeux, la disposition des dents qui varie en fonction du statut social de la personne qu’elle incarne (en simple ouvrière de chantier ses incisives sont tordues, en rock star elles sont espacées alors qu’en présentatrice télé elles sont parfaitement blanches et harmonieuses) bref notre attention est capturée par ce visage photogénique, de plus vu que l’actrice regarde toujours à un certain moment la caméra, nous sommes individuellement interpellés, mais dans une relation de surface. La communication se fait dans un premier temps en deçà d’un contenu verbal. Ainsi le mot est détourné une première fois et il perd son efficacité d’origine au moment même où il prend vie et s’anime dans l’image de l’actrice. Ce qu’on pourrait considérer comme la mise en spectacle d’un texte le réduit à une simple enveloppe sonore où il acquiert une charge sensuelle au détriment de son sens ordinaire. Ce processus de dépossession du sens textuel est particulièrement efficace étant accompli par une star de l’industrie du cinéma, qui exerce sur le spectateur un pouvoir fort de subjugation, qui contraint son attention en la déviant vers le domaine d’une visualité absolue et proprement adhérente : à ce stade le domaine de l’écoute se fragilise ayant un impacte pulsionnel inférieur sur la conscience du regardeur, et le texte peut aisément être dirigé, manipulé pour prendre un nouveau sens. Dans notre temps de vision, après un premier écart entre le mot et l’image, dévié mais aussi fécondé par elle, le texte resurgit dans la scénographie d’accueil, subissant un deuxième décalage dans sa compréhension puisque son efficacité est due précisément à son incohérence avec l’ambiance. Ce choc du textuel avec la mise en scène artificielle est flagrant dans certains exemples en particulier. La vidéo filmant un enterrement chrétien se déroulant dans les règles de l’art au milieu d’un public élégamment vêtu, où l’actrice récite sur un podium le Manifeste cannibale Dada de Georges Ribemont-Dessaignes de 1920 est pour le moins percutante. Ou encore la scène d’une famille au complet impeccablement bourgeoise filmée en train de se mettre à table, au moment où la mère récite la prière avant manger, qui n’est autre qu’un texte de Claes Oldenburg revendiquant les valeurs du pop art, parmi lesquelles : « l’art majestueux des merdes de chien s’élevant comme des cathédrales », « l’art du Petit Gâteau sec » ou « l’art de l’utilisation du cure-dent ». Mais si le spectateur est évidemment saisi par le caractère outrancier du discours, par le détournement total qui provoque ces chocs sémantiques, les personnages qui agissent dans les mises en scènes demeurent parfaitement sérieux, maîtres d’eux-mêmes, ne montrant aucun signe d’embarras, exception faite des enfants écoutant la prière de la mère, qui pouffent par moments, mais c’est précisément parce qu’ils n’ont pas encore appris les manières de la bienséance. Ce dispositif communicationnel opère une double brisure dans l’ordre du discours : la première est celle de l’omniprésence démultipliée de Cate Blanchett dans toutes les vidéos, et cela accentue et rend explicite le caractère fictionnel de la parole récitée du point de vue du regardeur ; la seconde advient du fait que la complicité des personnages à l’intérieur de la fiction persiste autour d’un texte que nous savons pourtant être fallacieux. Cette fragmentation a pour conséquence d’isoler le spectateur dans les marges de cette stratification de fictions qui ne s’interpénètrent pas. La fiction est constamment réaffichée en tant que telle à cause de notre repli sur un élément partiel du discours qui l’empêche de s’harmoniser en un tout.

De surcroît ces constructions fictives ont comme point commun d’instaurer un nouvel ordre cérémoniel, car l’actrice récite les textes lors d’évènements qui font partie à chaque fois de rites sociaux reconnus et pratiqués, codés et normés. Dans ce sens le texte artistique revêt un nouveau rôle mais toujours lié à l’accomplissement d’un rite, qui met en abîme et qui simule (qui singe) le caractère cérémoniel de la théorie de l’art. Le décalage du texte vis-à-vis du contexte sursignifie son artificialité, en nous projetant devant le yeux la mascarade et l’échafaudage de la pensée qui constitue ordinairement une manifestation institutionnelle d’autorité.