(tout va bien, l’historienne est dans l’ascenseur)

Au centre d’une configuration, arrimée par plusieurs fils fermement tendus dont le réglage des fixations détermine ma position et mes états d’âme, je suis en suspens. Pour peu que l’un se relâche, un flottement s’installe qui me déstabilise. Déportée, je compense en cherchant l’équilibre. Je surinvestis l’ancrage défaillant et bascule de côté. Ces entraves me définissent. Elles m’ancrent et,  paradoxalement, me fragilisent. L’attention que je porte à chacun de ces liens est grande, une part de mon activité leur est consacrée. Je vérifie tous les jours leur état, leur solidité comme un marin les cordages de son voilier. Je les entretiens. Ils ont un nom et un prénom. Il y a ceux qui me précèdent et sans lesquels je ne serai et il y a ceux qui de moi procèdent. Certains demandent plus de soins. Leur exigence parfois me coûte.
La construction qui me maintient en tension est un leurre qui me donne une illusion d’importance. Comme si je servais à quelque chose ou à quelqu’un. Que resterait-il si chaque fil, l’un après l’autre se rompait ? Il me faudrait inventer des raisons pour avancer.
Le monde s’écroule derrière moi. Rien n’est permanent. L’effondrement laisse des traces, des marques dans la chair. Ce qui reste ne peut être que dedans, incorporé pour combler le manque.
Devant moi, le monde s’échappe, plus rapide, trop pressé. Il n’attend pas. Je cours à sa suite et m’essouffle.
Ma vie est ramenée à ses propres frontières. Les débords m’ont fait paraître à mes yeux plus étendue que je ne suis. Je ne sais encore où je commence et où je finis.
Rien n’est vraiment stable. Les choses ne suivent pas leur cours, elles bifurquent, s’arrêtent net, interrompues par une trajectoire nouvelle. Un objet surgit, se déplace et s’évanouit pour laisser place à un autre. Certains persistent plus longtemps, la pensée les retient, s’y attache, force la voie afin de maîtriser un court instant le mouvement dans ses orientations et sa cadence. Mais le plus souvent ça échappe. Les mots s’épuisent à donner formes et contours. Le constat d’un désastre est permanent, une impuissance, une succession de fractures infimes qui coupent l’élan.  La phrase commencée dans le parfait prolongement de l’idée qui en est la source perd soudain son sens et sa raison lorsque la pensée se retourne et s’interroge. Le doute rompt la bienheureuse adéquation. Lorsqu’il s’insinue, finis la belle assurance et l’ordonnancement construit.
Tout tremblote, vacille.
Les paroles les plus simples deviennent étranges, étrangères à elles-mêmes. D’une certaine façon, suspectes. Dissociées, plus rien ne les rattache à l’impulsion d’origine. L’arc du pont reste suspendu dans le vide.
Point de chute. Point de satisfaction. Le mouvement n’est pas achevé.