Les bouleversements sociaux et culturels qui culminent en France autour de 1968 ne s’achèvent pas cette année-là mais se poursuivent au long de la décennie suivante. De même, s’ils se cristallisent de manière spectaculaire autour des émeutes du quartier latin, ils ne s’en répercutent pas moins dans une France régionale engagée à sa manière dans les mutations de l’époque.

La décennie 70 est aussi celle de la propagation d’une activité artistique provinciale qui a véritablement démarré au début des années 60, du côté de Nice et de la Côte d’Azur, autour d’artistes issus du Nouveau réalisme et de Fluxus.

Jacques Lepage note dans le dossier qu’il consacre à l’art en province [1]:

« 1970 voit l’éclatement. L’action s’est ramifiée, atteignant de nombreuses villes ou un groupe assure la mise en place d’expositions, soit en salle, soit en plein air »

Portée par une revendication identitaire qui oppose la province à Paris, l’Occitanie affirme sa capacité à produire de l’art et des artistes et défend sa spécificité culturelle dans une volonté de reconnaissance et d’autonomie. De Nice à Bordeaux en passant par le plateau du Larzac, cette décennie fait la démonstration du dynamisme créatif du « Grand sud » et ce en dehors des institutions. Les artistes définissent eux-mêmes les circuits de l’art, tracent leurs propres réseaux, choisissent où exposer, éliminent les intermédiaires et gagnent ainsi en souplesse et en efficacité. Les lieux où montrer l’art s’inventent (plages, rue, impasse, granges etc…) ainsi que les modes d’exposition. Les possibles sont expérimentés. Nul besoin de « curator » pour servir de médiateur et lorsqu’un musée est sollicité c’est à l’initiative de l’artiste et non à celle du conservateur. Les critiques d’art, poètes et théoriciens sont compagnons de route et participent autant au dialogue qui s’établit entre la pratique et la théorie qu’à la mise en place, l’organisation et l’élargissement du réseau.

L’engagement artistique autant que politique de l’époque passe par l’écriture qui explicite les enjeux du travail et les partis-pris plastiques. Celle-ci n’est plus l’apanage des historiens et des critiques d’art, les artistes écrivent et prennent ainsi position dans un pays centralisé qui ne reconnait en matière d’art que ce qui provient ou transite par la capitale. C’est probablement à ce moment-là que se définit en France comme nécessaire l’articulation étroite entre la mise en forme et la mise en mot, le faire et le dire (qui deviendra quelques décennies plus tard à force d’obligation institutionnelle le dire puis le faire – l’œuvre réduite parfois à la seule démonstration de la pensée au préalable exposée). La parole, là encore par  l’intermédiaire du texte déclaratif, du manifeste, de l’écrit sur le travail, affirme les spécificités de l’œuvre ou du groupe, fait et défait les collectifs. Mise en regard d’une production artistique en train de se faire, elle en détermine les paramètres, en fait l’analyse et la porte au-devant d’une scène qu’elle contribue à construire. Elle a moins pour objectif le positionnement de l’œuvre dans l’histoire que la clarification de positions formelles et la délimitation de territoires en cours d’exploration.

L’enjeu est la revendication d’une scène provinciale, active, puisant à des sources propres nées de l’ancrage dans un territoire, mais aussi très au fait de l’actualité artistique parisienne et perméable à tout ce que la presse spécialisée et accessible véhicule d’actualité artistique contemporaine européenne et internationale. Il n’est donc aucunement question d’un repli autarcique, bien au contraire. L’émancipation se fait par la prise de distance vis-à-vis des circuits constitués mais ne refuse pas une reconnaissance officielle lorsque l’occasion s’en présente.[2]  Le passage par la capitale reste la condition pour durer et assurer au travail un développement national voire européen, le seul vrai moyen d’exister en tant qu’artiste au-delà des années d’activisme militant et des collectifs, la solution pour sortir d’un certain isolement provincial.

La fin des années 70 et celles qui suivront témoignent de ce que cette activité artistique foisonnante, en dépit de l’énergie engagée et des réseaux mis en place, n’infléchit pas véritablement les contours du milieu de l’art parisien, tout au plus certains artistes sont-ils récupérés et doublent-ils leur engagement territorial d’une visibilité parisienne par le biais d’une galerie qui prend leur travail en charge.

Au-delà de la formidable mise en questionnement des paramètres de l’art et de l’audace et la qualité des expérimentations menées qui conditionnent toujours la production et la pensée artistique plus de quatre décennies plus tard, ces revendications provinciales apparaissent, avec le recul, comme une crise d’adolescence vite jugulée dans les années 80. Les lois de 1982 et 83 de la décentralisation culturelle transfèrent aux collectivités territoriales un certain nombre de compétences de l’état (le 1%, la création des FRAC permettant le soutien de la création contemporaine en région entre autres) mais l’engagent en retour par des participations au financement ou par un contrôle pédagogique (écoles des Beaux-arts décernant des diplômes nationaux[3], implication de l’état dans l’élaboration d’un réseau d’action culturelle prenant appui sur les structures existantes de type Maison de la culture, CAC et centres culturels locaux).[4] La reconnaissance passe aussi par une pérennisation voire une institutionnalisation des structures régionales réinsérées dans un dispositif plus global soumis à des financements. Cette réponse de l’état à l’activité déployée par la province traduit finalement une canalisation subtile des énergies par la mise en place d’un réseau plus contrôlé, se substituant aux propositions spontanées et éphémères et généralisant les expériences menées sur le terrain.

La frénésie commémorative qui porte les projecteurs sur l’année 1968 nous oblige à penser la situation artistique actuelle en France sous l’angle de cette perspective et la crainte est d’y trouver moins l’héritage glorieux des années de révoltes et de remises en question que celui des années de reprise en main institutionnelles qui les ont suivies. Comment mesurer aujourd’hui la part de liberté conquise par les artistes dont la traçabilité est fixée sur internet et le parcours conditionné par des réseaux d’influence liés aux institutions et au marché ?  Faut-il faire le constat d’un déplacement des rapports de force du côté des professionnels de l’art au détriment de l’art lui-même ? Est-il encore possible de le faire sans être considéré de romantique, de doux rêveur ou encore de réactionnaire ?

Il reste à espérer que les choses de l’art poursuivent leurs trajectoires à l’écart ou parfois même au sein des zones de grande visibilité avec suffisamment de force pour n’en être pas affectées et à attendre de nouvelles perturbations adolescentes.

 

[1] Jacques Lepage, Dossier Province, revue Opus, juin-juillet 1974

[2] Cf les articles « La Province bouge » dans le n°33 des Chroniques de l’Art Vivant en septembre 1972 ou  deux ans plus tard le « Dossier Province » ci-dessus cité dans le n°51 d’Opus international.

[3] Dans les années 70, les écoles des Beaux-arts connaissent une réforme qui tend à modifier la nature de l’enseignement dispensé, des diplômes décernés et donc du recrutement des enseignants. Les diplômes qui jusque-là étaient des diplômes municipaux peu considérés deviennent des diplômes nationaux permettant des équivalences avec l’enseignement supérieur

[4] « Nous proposons donc d’impliquer les Régions, conjointement avec l’Etat et les villes, par un financement tripartite, dans la mise en place de réseaux régionaux d’action culturelle incluant les maisons de la culture et les Cec ainsi que les centres culturels locaux les plus innovants. Cette proposition ne vise pas à nier la hiérarchie des fonctions et des moyens des établissements, mais à stimuler leur coopération, à inciter les plus importants à reconnaître le rôle d’autres lieux dans la diffusion et le soutien à la création et à les soutenir par des projets les impliquant. Le ministère de la Culture est évidemment fondé à doter particulièrement les grands établissements des moyens propres à leur politique de création artistique. Il faut également insister sur le rôle des Départements pour le soutien à la diffusion dans les petites villes et le milieu rural à travers d’autres réseaux et l’action des offices ou autres structures culturelles départementales. » René Rizzardo, Rapport au ministre de la culture et de la communication sur la Décentralisation culturelle. La documentation française, Paris, 24 novembre 1989.

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