« Tu connais l’abondance de mon vocabulaire Sulku, je n’ai aucune difficulté à placer dans n’importe quelle conversation carabine, brocoli ou ménopause, tout comme langue de chat, Indre-et-Loire ou pénalty. »(dans Sulki et Sulku de Jean-Michel Ribes, Actes Sud-papiers). Les mots se suffisent souvent à eux-mêmes, ils se font leurs petits bisness tout seuls dans leur coin et déboulent aux coins des rues sans nous demander notre avis. Tiens, en parlant de coin de rue, la pâtisserie Biguine à Paris, au coin de la rue Daguerre et rue Boulard ! je rentre, je vois écrit financier, juste à côté, religieuse ! Je me dis drôle de noms pour des friandises ! Sous entendant une idée absurde de la richesse j’opte sans scrupule pour le financier.
Mais qu’est-ce donc que ces financiers ou ces religieuses dans une pâtisserie ? explication : pour le financier, en 1890 la boutique de Mr Lasne était tout près de la Bourse, sa clientèle se composait en grande partie de financiers désireux d’avaler sur le pouce un petit gâteau qui ne salisse pas les doigts… et pour la religieuse elle aurait été nommée ainsi parce que la couleur de son glaçage rappelle celle de la robe des religieuses ! Faut croire que les mots nous choisissent, et non l’inverse… ils dérangent nos habitudes, ils nous troublent et nous empêchent parfois de tourner en rond comme des automates sur les péri-féériques… Les mots, les signes, comme le souligne Deleuze, n’ont pas avec leur sens un rapport identique. Coincés dans leur sémantique carcérale ils ont tendance parfois à prendre la clé des champs.
Tiens aussi au Musée de la Monnaie, toujours à Paris, j’ai failli trébucher sur le «Trébuchet », titre du ready-made de Marcel Duchamp, un porte-manteau cloué au sol qui introduisait l’exposition sur l’horizontalité dans la sculpture du XXème siècle. Etrange cette idée de l’horizontalité, le XXème siècle nous avait habitué à la verticalité, en architecture surtout : pour gagner de l’espace on construit en hauteur ! Esprit de contradiction de la part des artistes ? pour déjouer les enjeux de notre contemporanéité stéréotypée, à l’image des gratte-ciel ?  mais un bâtiment construit horizontalement aurait-il pu s’appeler un gratte-terre ?
On retrouve cet esprit de contradiction dans l’exposition de l’artiste Eve Ariza qui représente la Principauté d’Andorre à la 57ème édition de la Biennale de Venise : 9000 bols en terre cuite tournés à la main par l’artiste on été accrochés sur les murs de l’espace d’exposition. Vous me direz pourquoi ce mot « accrochés » pour des bols… mais parce que les bols ont été bel et bien accrochés, verticalement, sur les murs. Là réside la contradiction, un bol se pose sur une surface plane, il est programmé pour contenir un liquide, donc il devrait logiquement être posé à l’horizontale. Ici les bols ne sont pas programmés pour contenir quoi que ce soit de liquide, d’ailleurs ici le concept de l’objet utilitaire lié à la céramique a complètement disparu. Ces bols sont là pour contenir l’espace d’exposition ! Non pas contenir l’espace dans sa réalité tangible mais contenir l’espace dans son essence, son essence à exprimer, à dire, à susurrer, à mi-voix, à mi-mot, les murmures de nos sensations, de nos intimités, de nos vies cachées (le titre de l’exposition Murmuri est bien à propos). Recouvrant totalement l’espace d’exposition  les bols saturent l’espace, ils sont tournés vers nous, ils s’ouvrent et se confrontent à nous, béants, comme des bouches, comme des porte-voix, des milliers de porte-voix, comme des milliers de mini mégaphones prêts à exulter, exalter, exploser nos rancœurs et nos désirs contenus. Des milliers de cris muets se font entendre aux travers de ces bols. Ici les mots sont des cris muets, ils ne s’entendent plus, ne signifient plus, ils jouent à cache-cache avec nos tympans, notre tête, notre raison.