Hiwa K, Pre-image (Blind as the mother tongue)

A la mi-mars dernier le Teatrino de Palazzo Grassi à Venise présentait un festival du film d’artistes. Un des films au programme d’un artiste Kurde-irakien Hiwak K (artiste présent d’ailleurs à la Documenta 14 de Kassel) m’avait interpelé car il s’agissait d’une marche qu’entreprenait l’artiste sur un parcours entre la Grèce et l’Italie. Cette performance faisait référence à un événement antérieur que Hiwa K avait vécu  pendant la seconde guerre du golfe dans les années 90 lorsque fuyant son pays il avait traversé à pied l’Iran, la Turquie, la Grèce, pour arriver en Italie puis en France. La performance de l’artiste consistait à répéter une partie de cette marche de la fuite et de l’exil, mais en se servant d’une perche tenue en équilibre sur son front et au bout de laquelle étaient fixés des miroirs ronds orientés tous de manière différente fournissant ainsi des axes de vision au marcheur. Une marche assez contraignante, donc, puisque la position même du marcheur l’obligeait à se diriger en se basant seulement sur ce qu’il voyait à travers les miroirs. Dans cette action Hiwa K se mettait par ces contraintes “volontaires” en difficulté, rendant le parcours plus incertain, plus instable, pour retrouver sans doute l’esprit de la fuite initiale. Marcher à l’aveuglette d’une certaine façon, voir par bribes, plutôt entrevoir, imaginer, recomposer dans son esprit à partir du peu qu’on arrive à voir. Imaginer le but ultime du voyage en acceptant les difficultés, la probabilité/l’improbabilité de la réussite de l’entreprise. Il avait aussi cette façon d’avancer lentement, un peu comme un équilibriste les bras ouverts à l’horizontale, mais dont la perche au lieu d’assurer et de renforcer l’équilibre du sujet devenait au contraire l’élément déstabilisant et en même temps le bâton de l’aveugle.

J’aime cette idée de la marche qui replace l’individu dans une dimension espace-temps dont nous avons peu ou pas conscience dans notre contemporain, dans notre urbanité. Elle impose un rythme, un ralentissement, elle s’inscrit surtout dans une durée.  Elle amène par là-même à une introspection, un travail sur soi. La marche donne la mesure de nos limites, de nos faiblesses mais aussi de notre extraordinaire capacité d’endurance et de résistance.

Des marches d’artistes me viennent en tête comme celle du cinéaste allemand Werner Herzog qui avait entrepris en 1974 une marche de Munich à Paris avec un bagage minimum dormant et vivant sur les routes. Un journal de marche pour rendre compte de son parcours jour après jour et publié quelques années plus tard sous le titre Sur le chemin des glaces. L’écriture restitue bien la notion du temps qu’il a fallu pour parcourir la distance entre un point fixé et un autre. Le lecteur s’installe lui aussi dans cette durée, cette longueur. Tout comme  l’artiste marcheur Hamish Fulton dont les marches laissent peu de traces et parviennent au public à travers des photos prises des lieux parcourus accompagnées de textes, de phrases  de citations… Là aussi le medium utilisé, la photographie, fige l’instant, l’éternise et rend bien cette notion du temps de la marche.

Cependant un questionnement ou plutôt un doute, me sont venus peu à peu;  ma réserve portait sur le moyen utilisé par Hiwa K pour rendre compte de son action performative : un film de 17’40”. La durée effective de sa marche se réduisait ainsi considérablement, sa dimension physique et métaphysique aussi car l’artiste avait dû construire, découper, sélectionner, monter pour arriver à un produit fini “présentable” à un public… et le travail initial, me semble-t-il, perdait ainsi de sa nature, déviant immanquablement – à mon humble avis – de sa trajectoire.

A noter qu’une grande  exposition personnelle intitulée Moon Calendar est consacrée à l’artiste au SMAK à Gand depuis le 10 février et jusqu’au 13 mai 2018.