Quand nous faisons face aux trois séries de photos qui composent Lonely South de Rémi Dal Negro nous assistons à la disparition progressive du corps.
Les stratégies utilisées dans cette opération d’effacement sont diverses : d’une part, dans Fins de parties à New Orleans, les corps sont réduits à de simples contours sans contenu, le jeu de clair-obscur annule la distinction chromatique entre l’espace qui entoure les corps et celui qui constitue leur masse, les deux se confondent dans une nébuleuse floue aux teintes obscures rouges et noirâtres. Ainsi seules des silhouettes abstraites affleurent de cet espace indéterminé qui tend à la bidimensionnalité.
Dans d’autres photographies de ce même volet, bien que le corps semble reprendre consistance dans une luminescence moins contrastée, il apparaît néanmoins comme étant fluidifié et intégré aux flashs criards des enseignes et des panneaux publicitaires des rues qui le transforment presque en objet décoratif faisant partie du décor urbain.
D’autre part nous sommes face aux paysages désertiques des agglomérations Hopi et de Salton Lake. Ces images de ruines ont toutes la particularité de présenter des objets qui relèvent de la présence humaine, sauf que celle-ci n’est jamais pleinement visible. De fait on se rend compte que ces lieux ne sont pas seulement désertiques mais plutôt désertés. La trace humaine est manifeste à travers un avoir-été-là qui est d’autant plus intense que les images de vie nous sont niées. Notre œil demeure toujours inquiet et il est à la recherche d’une réconciliation entre l’homme et son environnement, qui pourtant n’aura jamais plus lieu dans cet espace hostile et stérile. Dans quelques rares images, la figure humaine réapparaît, mais elle n’est qu’une présence furtive et anonyme, nous la voyons comme étrangère à son environnement immédiat, elle demeure isolée, inconsistante. Ces paysages nous empêchent de reconnaître nos semblables, de nous reconnaître en eux : nous demeurons, en deçà comme au-delà de la surface photographique, en quelque sorte déliés les uns des autres, séparés par un environnement inhospitalier. Telle est peut-être la condition des images que nous regardons : « Ce qui, je le sens, assombrissait, effaçait les heures, c’est que l’immobilité n’était encore que l’agitation, la fièvre qui me venait de cette présence, la force que me communiquait leur voisinage, le désir que me donnait cette force de leur prêter un but, de les libérer par une intention : voulaient-elles vraiment se rendre si vivantes ? voulaient-elles se rendre libres, non pas d’une liberté d’occasion, mais libres à l’égard de leur origine et en l’effaçant, en l’oubliant, d’un oubli plus profond de la mort ? Pensée terrible, pensée dans laquelle l’oubli est à l’œuvre (1) ». Ces paroles de Maurice Blanchot nous aident à comprendre notre inquiétude face à ces images étrangement humaines : nous sommes constamment dans l’attente d’un mouvement, d’un rapprochement entre l’homme et son milieu, nous sommes tiraillés entre le désir de voir apparaître cette nouvelle conjoncture et la conscience de son impossibilité et de l’inéluctabilité d’une perte. Nous sentons une présence toute proche mais qui nous échappe continuellement, et ainsi nous ne parvenons pas à nous libérer d’une sensation planante de mort : l’extinction sans recours de l’humain, l’oubli de sa propre image.

(1) Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, p. 146.

Ce texte critique paraitra dans la monographie de l’artiste à l’occasion de son exposition en novembre (vernissage le 17) à la galerie Eric Mouchet à Paris http://www.ericmouchet.com