Dans un silence quasi religieux, des gens lisent debout ou bien assis sur les banquettes, deux par deux ou seuls. Ils se tiennent face à l’œuvre, devant elle, mais ne la regardent pas, pas encore, ils doivent d’abord se plonger dans le texte, une brochure de… 45 pages ! qui détaille l’une après l’autre et abondamment les œuvres présentes dans chaque salle. Il y a une nécessité absolue d’avoir recours au texte, le spectateur de l’art contemporain a renoncé à aborder, à approcher l’œuvre spontanément et sans guide. C’est une démission systématique, l’œuvre d’art contemporain par définition doit en passer par une explication, l’explication de ce « qu’a voulu dire l’artiste » ou de ce qu’il « a voulu faire » est considérée comme quelque chose de difficile à comprendre, à aborder, c’est ça, elle est jugée inabordable avant même d’être approchée. Dès que le spectateur pénètre dans un lieu qui montre de l’art contemporain, il attend des explications, c’est ainsi, cet art demande de la réflexion, des clés de lecture qu’il ne possède pas, une approche qui ne lui est pas familière. Résultat, d’abord on lit, on se concentre sur sa lecture, ensuite on s’autorise à regarder.
On peut alors se demander si la petite brochure disponible en trois langues ne devient pas partie intégrante de l’œuvre, puisqu’au fond les œuvres seules ne sont pas suffisantes. Car la brochure renseigne sur les circonstances qui ont permis à l’artiste de faire telle ou telle photo, à partir de laquelle ensuite il a réalisé sa peinture, elle donne des informations d’ordre historique sur l’Allemagne nazie, le troisième Reich, les personnages qui ont joué un rôle déterminant dans le projet de la solution finale etc. etc. Quel rapport avec des problématiques esthétiques et artistiques ? ça n’est pas le problème ? Ben si, pourtant ! Faut-il vraiment avoir toutes ces informations pour être en mesure de regarder, d’apprécier, de réfléchir sur la façon de peindre de l’artiste, sur les techniques, les formats, la texture adoptés par l’artiste ? Je regarde une petite toile de 70 cm x 50 environ, intitulée Wandeling (balade) c’est un paysage très dépouillé presque noir et blanc, un paysage de neige à peine esquissé, un arbre nu et noir, un groupe de personnes qu’on voit en plongée et qui marchent ; je ne sais pas pourquoi ça me fait penser à une photo de Giacomelli. Je reste un moment devant. Voici un extrait de ce que me dit le fascicule : « L’image source de Wanderling n’est que la simple photographie d’une promenade de dignitaires nazis à Bershtesgaden, non loin de la résidence d’Adolf Hitler dans les Alpes bavaroises. Nul ne sait quand et où fut décidée la solution finale qui aboutira à la mise en place des camps d’extermination et des chambres à gaz : lors d’une conversation ordinaire ou dans les bureaux de la chancellerie ? L’œuvre de Luc Tuymans met ce doute à l’œuvre… » Ai-je vraiment besoin de ce cours d’histoire pour pouvoir avoir accès à l’œuvre ? Cette information m’est-elle nécessaire ? Me donne-t-elle de l’émotion ? Ah mais c’est peut-être cela, le texte cherche en réalité à donner une épaisseur historique et dramatique aux peintures de Tuymans, autrement dit pour capter l’attention et le regard du spectateur il faut faire vibrer la corde sensible du drame historique. Ce parti-pris me gène un peu à vrai dire. Je trouve souvent les commentaires déplacés, inappropriés.
Rares sont les lieux d’exposition capables de proposer un commentaire succinct et précis à la fois de quelques lignes sur l’artiste et sur la façon dont on peut situer les œuvres exposées, les thématiques qui lui sont constantes ou récurrentes. En général on nous propose des commentaires ridicules et inutiles qui ne font que dévier du sujet. Qu’ai-je besoin de savoir par exemple que « Dans sa jeunesse Luc Tuymans, lors de vacances en Bretagne a été fasciné par les grands colombiers qui abritaient autrefois les pigeons destinés à la chasse ou à l’abattage ; il a ainsi appris que posséder un tel bâtiment était un privilège de la noblesse, et que les dimensions et le prestige d’un domaine en déterminaient l’orientation et la taille ( ?!). Ces pigeonniers historiques et la colombophilie en général ont été le point de départ de nombreuses œuvres de l’artiste dont The Rumour (2001) où l’on retrouve déjà un ensemble de trois yeux en gros plans. Quelquefois resplendissants, d’autres fois sales et accablés (ouaf ! ouaf !) par la maladie et la dégénérescence, les pigeons chez Luc Tuymans forment ainsi… » je me demande ce que cette lecture m’apporte, en quoi m’a-t-elle aidée dans l’approche et l’appréciation des œuvres et surtout si elle sert ou dessert la démarche de l’artiste. Et n’est-ce pas alors un affront à l’artiste que de devoir expliquer et renseigner de la sorte son travail, révélant par la même une insuffisance voire une faiblesse dans l’acte pictural ?

Exposition Luc Tuymans intitulée La Pelle, au Palazzo Grassi, Venise
jusqu’au 6 janvier 2020