Intervention d’Antoine Nessi dans l’exposition « Même porte, rue différente » (28.08 – 25.10.2020) en duo avec l’artiste Evita Vassilieva dans le cadre du projet « Roots to Routes » à l’occasion de la 13e Biennale d’art contemporain Manifesta à Marseille.

Quand on s’approche de la vitrine dans la pénombre du 93 rez-de-chaussée de la rue de la République à Marseille, on peut voir en transparence à l’intérieur, des bornes anti-stationnement alignées symétriquement par rapport à celles qui sont disposées sur la portion de trottoir à l’extérieur et que l’on trouve communément le long des rues des espaces urbains. Les bornes en fonte présentes dans l’espace de l’exposition « Même porte, rue différente » revêtent  un caractère étrange et inquiétant, par leur aspect rouillé et craquelé, qui les situe  dans une temporalité distante et décalée, mais on remarque surtout l’œil dépareillé, greffé sur le sommet de chaque pommeau, les transformant en bulbes oculaires. Ces bornes sont des objets animiques entre la forme industrielle et la forme organique, leurs titres le suggèrent d’ailleurs : « Citoyens ». Certaines d’entre elles apparaissent dans un état d’« endommagement » particulièrement avancé : dans celle ayant pour titre La rue borgne on peut noter que le corps vertical de l’objet est transpercé par des tiges métalliques qui ressemblent à des armes pointues qui transpercent un corps de chair, de même que le bulbe oculaire est franchement exorbité par rapport à l’ensemble. L’aspect démonique de ces bornes est enfin explicite dans l’objet qui se nomme Enfermé dans la rage,  tout au fond de la pièce délabrée, plongée dans une faible lumière morne et blanchâtre (anti-spectaculaire) émanant des « lampions » œuvres de l’artiste Vassilieva : il s’agit toujours d’un pommeau de borne anti-stationnement mais amputé de son prolongement vertical et de plus aplati comme par écrasement, sur lequel on remarque un visage spectral (trois cavités pour les yeux et la bouche) déformé dans une grimace monstrueuse haineuse-douloureuse.

L’artiste appelle ces objets silencieux, banals et pourtant animés par des affects humains, des « fantômes des rues » : leur présence fonctionne comme un réceptacle pour la mémoire, la mémoire d’un événement passé, révolu donc invisible, mais dont la charge émotive et traumatique nécessiterait d’être conservée dans ces formes déshumanisées, pour continuer à hanter l’espace urbain où un tel événement a eu lieu. Ces formes renvoient à la violence urbaine qu’ont vécue les habitants ces dernières années durant les nombreux affrontements entre les « gilets jaunes » et les forces de l’ordre, à un climat politique d’incompréhension et de frustration d’une partie de la population. Ce contenu politique des œuvres d’Antoine Nessi n’est pas du tout anecdotique : l’artiste utilise comme point de départ ces épisodes de la vie politique pour questionner le mécanisme de la violence dans ce qu’il a de clivant, d’angoissant. En effet l’omniprésence de l’œil, seul morceau de corps encore reconnaissable dans ces formes spectrales, traduit une forme d’insécurité permanente que l’on finit par ressentir quand on est constamment traqué et surveillé par un ordre social (forces armées, caméras de surveillance : la tige oculaire se terminant par l’œil de l’œuvre La rue borgne renvoie aux caméras oculaires que l’on retrouve dans les films de science-fiction de Spielberg ou de Cronenberg), d’autre part elle renvoie au voyeurisme nonchalant des individus à leurs fenêtres qui filment depuis leurs smartphones les manifestations urbaines comme s’il s’agissait de spectacles divertissants. Enfin, cet œil incarne également les nombreux yeux perdus par les manifestants pendant les émeutes, mutilés par les lanceurs de balles de défense de la police. Ainsi cet œil est bel et bien schizoïde : il renvoie simultanément aux deux côtés incoercibles de la barricade : à la perte de l’œil parmi les victimes des manifestants et à l’« œil du pouvoir », pas seulement de la police mais aussi celui de tous les mass-média qui surveillent nos activités. Ces bornes urbaines « borgnes » traduisent ce processus de quasi autodestruction et d’« autophagie » (Anselm Jappe) qui est contenu dans toute situation de violence prolongée dans le long terme.