La Fondation Pinault à la Punta della dogana inaugurait à Venise à partir du 11 juillet dernier Untitled, 2020 réunissant des œuvres d’une soixantaine d’artistes. Parmi elles, l’installation d’Edward Kienholz Roxys reproduisant sur 200 m2 une maison close habitée par des mannequins démembrés ou grossièrement assemblés, représentant prostituées et tenancière ainsi qu’un boy noir.

Cet artiste est connu pour ses installations dans lesquelles le spectateur est invité à s’introduire, circuler, voire faire fonctionner des machines humanoïdes, contraint à une interactivité où il devient tout à la fois voyeur, acteur, et complice de ce qui se passe de scabreux dans ces lieux privés souvent sordides et glauques. Cette pièce, Roxys, avait déjà été montrée en 2011 lors de l’exposition Eloge du doute toujours à la Pointe de la douane et à l’occasion de laquelle le journal Le Monde avait publié un article intitulé « Pour un moment d’anthologie : aller au bordel à Venise avec François Pinault ». Le hic c’est que justement on n’y va pas, on reste devant la porte, ouverte certes, mais barrée par un cordon ; autrement dit, la pièce est interdite d’entrée ; on ne peut la regarder que de l’extérieur, par les ouvertures-fenêtres ou par la porte ouverte gardée par le boy noir. Ceci nous porte à réfléchir sur l’appropriation de la part de l’institution des intentions de l’artiste. A se questionner sur la façon dont l’artiste est dépossédé de ses intentions. Kienholz jouait systématiquement sur le rôle du spectateur-acteur, insistait dans ses installations sur « l’ingérence » du spectateur dans l’installation, dans le tableau en 3D, le spectateur qui pouvait piétiner, toucher, actionner ; Or l’institution muséale détourne en quelque sorte la nature du travail de l’artiste, le réduisant à un objet figé, à une nature morte. En mettant une barrière entre le spectateur et l’installation, elle réduit l’œuvre au silence, elle la fait rétrograder en tableau dix-neuvièmiste. Le plus terrible est la conviction avec laquelle les gardiens du temple s’évertuent à vous interdire l’accès à l’œuvre. Une même situation s’était produite il y a quelques années au Palais Fortuny où une gardienne interdisait rigoureusement aux spectateurs de marcher sur une sculpture de Carl André. Dès qu’une œuvre « met le pied » dans un musée, elle devient par là-même sacrée, intouchable, taboue au sens mystique du terme. Or pour le cas de Kienholz, cela est particulièrement ambigu puisque l’artiste exploite dans son œuvre des sujets tabous-scabreux qu’il exacerbe en les matérialisant à travers une représentation souvent répulsive. On serait plutôt dans quelque chose de profane, voire profanateur. Or en plaçant l’œuvre sous étroite surveillance muséale tout ceci devient caduque, et l’esprit de Kienholz et de bon nombre d’artistes qui se sont attachés à la désacralisation de l’œuvre d’art est tout simplement ignoré (voir les articles du mois de mai 2020, l’Inaccessibilité de l’œuvre). Au bout du compte, l’art est descendu dans la rue, s’est perdu dans la nature pour s’y confondre et confondre le spectateur, a pris la poudre d’escampette dans bien des cas, a transgressé, dénoncé, provoqué, s’est moqué… puis est sagement rentré au bercail.