« Dans les premières années du XVIème siècle, les anciens de la guilde de San Giorgio degli Schiavoni à Venise, commandèrent à l’artiste Vittore Carpaccio une série de scènes illustrant la vie de Saint Jérôme, ce grand érudit et lecteur du IVème siècle. Le dernier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obscure, ne représente pas Saint Jérôme mais Saint Augustin, son contemporain. Une tradition répandue au Moyen Âge raconte que, Saint Augustin s’étant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui demander son opinion sur la question de la béatitude éternelle, la pièce fut emplie de lumière et Augustin entendit une voix qui lui annonçait que l’âme de Jérôme était montée au ciel… »
Ainsi en va-t-il du commentaire d’Alberto Manguel (in Saint Augustine’s Computer, traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf, aux éditions Actes Sud en 1997) à propos de cette peinture bavarde et pleine de sous- entendus appelée communément La vision de Saint Augustin, une huile sur toile de Vittore Carpaccio (1455-1526) commanditée par un certain cardinal Bessarion, qui faisait partie de la guilde de Saint-Georges des Esclavons.Mais quoi donc ? qu’est-ce donc que parler de cette peinture en 2017 ? Rien ne nous en empêche bien entendu ! Celle-là pas plus qu’une autre d’ailleurs, les peintures à Venise sont légion, et toute une vie de moine ne suffirait pas pour vanter les bienfaits et les mérites de cette fameuse peinture vénitienne.
Le nom du bâtiment qui abrite le cycle de peintures peint par le génial Carpaccio est déjà en soi une fable et une parodie linguistique, pensez un peu, La Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni en italien, l’école Dalmate de Saint Georges des Esclavons en français, d’autant plus que dans ce cas-là le mot école n’a pas du tout le même sens qu’en français, il s’agissait au XVIème siècle d’une confrérie, d’une guilde, une espèce d’association de quartier extrêmement riche qui pouvait faire la pluie et le beau temps, et où pouvaient s’activer nombre d’artistes commandités pour faire la déco du lieu… une douzaine d’institutions de ce type créées entre le XIIIème et le XVIIème siècle sont dispersées dans toute la ville.
Entrer en 2017 dans ce haut lieu de peinture est chose étrange, une affichette écrite hâtivement à la main sur la porte vitrée de l’entrée vous suggère une participation de 5 euros pour subvenir à l’entretien du lieu et des peintures ; suspect donc à priori, méfiance pour celui qui se méfie, les autres s’en foutent, ils payent, ils veulent participer au grand registre classé de l’art du monde sans savoir où va leur argent… dans tous les cas le geste du regard du curieux ou de l’esthète doit être accompagné de son obole, sinon niet, pas de peinture ! Une fois franchi le pas de la porte, vous êtes d’abord heurté par la pénombre sacerdotale de la grande salle où sont censées se trouver les peintures, et tout de suite après êtes confronté à une matrone à chapka et manteau de fausse fourrure (le lieu n’est pas chauffé si vous y allez l’hiver) qui vous sonne dans l’immédiat de verser votre obole sinon grrrr gare à vous ! Ces petites contraintes digérées tant bien que mal, vous voilà face aux œuvres, désœuvré, bien entendu… Et puis voilà que nous y voilà, et que voit-on là ? le fameux cycle de peintures de Carpaccio. Les peintures placées en enfilade selon l’ordre choisi par le peintre, placées assez haut, elles touchent le plafond. Pas de lumière naturelle, que des spots mal placés, plantés quasi devant les peintures qui font que ça brille sur les endroits qui vous intéressent et qui vous font tordre le cou pour rectifier le tir et étirer les mollets pour se mettre sur la pointe des pieds pour que Dieu pourvoie à votre curiosité de déchiffreur d’œuvres d’art ! Mais bon sang comment cela se peut-il encore au vingt et unième siècle, qu’une telle œuvre d’art indiscutable comme ce cycle de peintures du grand Carpaccio puisse supporter tant de négligence et d’amateurisme en matière de, disons, scénographie ? Garder les œuvres dans leur jus, leur lieu d’origine dans lequel elles ont été commanditées, cela peut être certes louable, mais si l’œuvre devient publique et objet d’art à part entière, elle a le droit me semble-t-il d’exister pleinement, et d’être vue dans des conditions décentes sans le filtre malsain et peu crédible de la conservation qui fait davantage partie du conservatisme que de la conservation… Le débat est ouvert…
Mais comment regarder et envisager une œuvre peinte il y a 5 siècles ?
Que voit-on ? qui voit-on ? que lit-on ? des interprétations historiques, religieuses, des représentations approximatives, naïves ou paradoxales, destinées à un public spécifique de l’époque où l’œuvre a été peinte ; dans sa conception une œuvre d’art est toujours liée à son moment d’élaboration et si elle a été « produite » disons au XVème siècle elle comportera les stigmates et les aphorismes de son XVème siècle, quoi de plus naturel en somme ? mais faire croire que rien n’a changé, entre le moment de l’élaboration de l’œuvre et le moment où Jeannette et Robert tout juste sortis de la pizzeria « al Giardinetto » cinq siècles plus tard se trouvant somme toute par hasard devant la porte de La Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni avec l’intention de se faire quelques peintures en passant, révèle somme toute d’une sacrée supercherie à faire bailler un éléphant devant un champ de coquelicots… Non soyons sérieux, une peinture reste une peinture et doit pouvoir être regardée comme telle ! quelle que soit son époque, dans un lieu adapté en l’occurrence, sans que l’on soit gêné par l’attirail historique encombrant, qui produit toujours un surplus de bavardages inconvenants et ramène la peinture à une anecdote sémiologiquement indécente. Bien évidemment le commentaire de ce Alberto Manguel cité au début de cet article n’est en soi pas si inconvenant que cela mais reste disons puéril puisqu’il se limite à une description et un constat historique (le Moyen Age), un storystelling mis à jour aurait pu donner à l’œuvre le mordant nécessaire pour faire rebondir autrement l’iconographie envoutante de ce chef d’œuvre de la peinture Vénitienne. Vous me direz qu’il n’y a pas de lieu idéal pour montrer une œuvre d’art, mais imaginons deux secondes cette fameuse peinture de Carpaccio La vision de Saint Augustin en dehors de son contexte de La Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni, dans une des salles de la collection du Musée Georges Pompidou par exemple, mur blanc, lumière appropriée, horaires accessibles. Que verrait-on ? qui verrait-on ? que lirions- nous ? peut-être simplement une personne assise à sa table de travail, un scribouillard dans son lieu de travail en l’occurrence. On pourrait aisément inventorier et décrypter les objets soigneusement mis en évidence par l’artiste, à savoir une statuette représentant un Christ debout en train de regarder intensément une statuette de Vénus, une forme ovoïde rose-orangé sur le devant de la scène pourrait rappeler sans trop se forcer une forme vaginale, le coquillage légèrement entrouvert posé négligemment sur le bureau pourrait renforcer cette hypothèse ; quelques bras tendus portant chandeliers éteints, pourraient rappeler sans trop se forcer quelques sexes masculins éructant en vain, les chandeliers étant éteints, et puis cette étrange sculpture en forme de fauteuil sur la gauche du tableau, tellement bien mise en évidence que cette forme occupe bien le quart du tableau à elle seule, pourrait aussi rappeler en se forçant un peu, mais si peu, une grille de protection anthropomorphique, faite de lanières de cuir par exemple, d’un format exagéré, rappelant une forme évidente ressemblant à une ceinture de chasteté surdimensionnée, modèle superman ! Et la cerise sur le gâteau : placé là aussi bien en évidence en plein devant ce fauteuil-ceinture de chasteté, un « étrange » objet vertical, rappelant sans se forcer une lettre, un grand C. C comme Carpaccio ? ou plutôt C comme chasteté ? Castità en italien. La boucle est bouclée. La chair et ses délices mis entre parenthèses (en évidence ?) par le peintre. Le double jeu de la peinture, en somme.