Exposition Luigi Ghirri, Jeu de Paume, Paris (12/2 – 2/6/2019)

Tout en reconnaissant l’inévitable fatalité dans tout travail photographique de « l’instant décisif » revendiqué par Cartier-Bresson, Luigi Ghirri affirme en rejeter l’idéologie. Parmi les séries photos de l’artiste exposées au Jeu de Paume, il y en a certaines où ce parti pris est particulièrement percutant. Nous retiendrons notamment « Atlas », où l’artiste photographie des fragments agrandis de cartes routières où le paysage – lacs, élévations, routes, végétation – dessiné schématiquement par les géographes semble faire concurrence au réel sensible car les limites de la carte ne sont jamais visibles dans l’image photographique. Cette stylisation rationalisée du réel ne vient plus désormais constituer la simple contrepartie du réel sensible pour s’articuler dans le binôme classique de la chose et de sa représentation. Ici au contraire la carte vient recouvrir le territoire comme une pellicule qui ne présenterait aucun revers, aucun corrélat dans le monde sensible. Le type de prise de vue utilisé par l’artiste nous empêche intellectuellement de faire la part du sensible, et de voir au-delà d’un réel artificiellement conçu comme produit de notre cerveau. Autre série, « Kodachrome », où la structure du visible est la même : des personnages réels sont situés au premier plan de grandes images publicitaires ou d’illustrations murales dans des lieux publics, ou dans d’autres cas des personnages fictifs dessinés sont situés dans un décor bien réel. Dans ces mises en scène les niveaux de réalité sont constamment brouillés car les éléments d’imagerie sont situés de telle manière qu’ils nous empêchent d’identifier la nature de la composante fictive, sa consistance, son support, sa localisation dans l’espace, de sorte qu’en fin de compte aucun des deux éléments, les personnages et le décor, n’apparait plus réel que l’autre. De même dans certaines photos de la série « Vedute », nous regardons des éléments de paysages naturels qui sont à chaque fois redoublés par le mot qui les signifie, qui était déjà présent dans le paysage par un panneau, mais que l’artiste recadre de sorte que s’établisse une relation d’identité entre l’être de la chose et son signe purement abstrait : dans telle image le bleu du ciel présente un sous-titre « Azzurro », dans telle autre la mer est accompagnée d’une enseigne « Mare ». Ainsi notre accès au réel nous est toujours barré par les signes de notre univers mental qui le figent dans un processus rationnel d’intellection. Le réel ne vient que redoubler une signification préfabriquée. Enfin dans la série « In Scala », où l’on fait face à des prises de vue réalisées dans des parcs à thèmes, les visiteurs peuvent contempler toutes sortes de grandes maquettes de paysages naturels ou des monuments connus – des buildings, des éléments d’architectures, des montagnes, etc – et les photos mêlent visiteurs et espaces fictifs qui se superposent et s’enchevêtrent. Ainsi quand nous voyons tel visiteur qui tourne le dos à la piazza del Campo à Sienne pour regarder un paysage de montagnes poussant à proximité, nous sommes perplexes car le rapport d’échelle nous semble plausible mais nous ne comprenons pas comment des montagnes enneigées puissent surgir derrière le palazzo comunale. Là encore la photographie, loin de chercher une vérité éphémère dans le réel par un jeu de hasards où les éléments s’équilibrent soudainement pour former des correspondances harmonieuses, comme cherchait à la faire Cartier-Bresson, la photographie brouille ici l’ontologie des objets qu’elle capte et nous plonge dans le règne de l’amalgame où le réel est constamment absorbé par le faux. De sorte que finalement, quand au détour d’une salle nous sommes confrontés à une photo d’un simple paysage rocheux, nous sommes dans l’incapacité de lui attribuer une valeur de vérité. Dans le travail de Ghirri, le réel, ou ce qui en restait, est absorbé par la dimension fictive de l’image simulée, dont les frontières s’étendent non seulement dans le domaine du sensible, mais dans notre propre espace mental. Ghirri ouvre ainsi une tradition dans l’art contemporain de cette inflation du faux dans notre psychologie de la perception, dont les grands protagonistes qui lui succèdent sont surtout Richard Prince, qui confère au règne de l’imagerie le rôle de nous offrir une expérience de découverte du réel, de fenêtre sur le monde, processus leurrant destiné à réitérer en boucle le même paysage fictionnel. Et d’autre part Thomas Demand qui recrée des espaces factices qui constituent des doublures parfaites de notre espace réel. Maurice Blanchot a peut-être décrit ce phénomène de vision factice lors duquel l’œil devient aveugle tout en ne percevant plus que l’impasse elle-même qui empêche la vision : « Non seulement cet œil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme objet ce qui faisait qu’il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d’une image, au moment où ce regard était considéré comme la mort de toute image.[1] » Voici décrit le processus paradoxal présent dans le travail de Ghirri, processus par lequel notre œil opère la transformation de notre esprit en une prison intellectuelle où, du réel, nous ne percevons plus que les artifices que nous avons créés pour le rendre transparent, et par là-même inaccessible.

[1] Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Gallimard, 1950, p. 17-18.