Elégance et stratégie pourraient-être les deux mots clés pour qualifier les travaux en exposition de l’artiste américain Cameron Rowland (récemment à Manifesta à Marseille et à La Punta della Dogana exposition « Untitled, 2020.Trois regards sur l’art d’aujourd’hui » à Venise).
Elégance parce qu’avec une extrême simplicité de manœuvre, dans cette histoire de montrer mais sans plus des choses essentielles sans pour autant en rajouter sur la scénographie pour gonfler le truc, l’artiste vise et gagne et touche hyper juste et pan en plein dans le mille.
Stratégie parce que justement l’artiste parvient à équilibrer judicieusement les deux prolégomènes embêtants/passionnants qui ont occupé les artistes une grosse partie du siècle passé mais aussi de ce siècle-ci, à savoir ce qui est montré et son explication écrite.
Oui ce qui est montré, c’est-à-dire trois fois rien, un bout d’étagère de bureau, des tables d’écoles, un appareil électronique de contrôle, une demi-douzaine de bicyclettes posées contre un mur, des ustensiles genre mécanique mais dont la finalité nous est inconnue mais qui sous-entendent pourtant une fonction bien précise. Bref des objets. Mis là pour la circonstance. Pas trop mis en scène, juste ce qu’il faut tout de même pour attirer l’œil, parce que ces objets n’ont a priori aucun rôle à jouer, n’ont pas forcément à être là, mais ils y sont quand même. Des objets qui prennent de la place parce qu’ils ne sont pas à leur place. C’est souvent le cas avec les œuvres qui n’ont pas pignon sur rue, les œuvres qui ne démontrent pas parce qu’elles ne se démontent pas, elles ne s’excusent pas parce qu’on ne les voit pas. « L’œuvre d’art absente n’en est souvent que plus présente à nos yeux » comme le dit fort bien Brian O’Doherty (1). On retrouve aussi cette idée du cache-cache chez l’artiste britannique Ceal Floyer, cette relation de non-cause à effet entre l’objet visible et ce qu’il implique dans l’espace d’exposition mais aussi dans nos têtes de spectateurs/acteurs finalement puisqu’il faut bien comprendre que le but du jeu n’est quand même pas de camoufler pour camoufler mais de nous (ré)activer pour ne pas mourir complètement idiots.
Décontextualisés, les objets de Cameron Rowland nous égarent, nous déroutent et nous excitent en même temps. Sortes de ready-made après l’heure ils empruntent au temps du regard ce que l’on y perd de compréhension explicite. A moitié objets de fiction puisque prélevés peut-être d’une soucoupe volante pourquoi pas ils ne se finalisent pas dans un continuum logique de perception. Ah la perception ! l’autre grand péplum du XXème siècle !
« La perception assure la médiation entre l’objet et l’idée, et les prend tous les deux en charge. Dès lors que l’œuvre d’art devenue active est intégrée au champ de la perception, les sens sont mis en cause. » comme le dit aussi très bien Brian O’Doherty.
Notre rôle de regardeur/voyeur/scrutateur dans l’espace d’exposition où se trouvent les objets de Cameron Rowland nous poussent à nous déplacer pour s’approcher au plus près des objets en question. Et c’est là que le déclic se déclenche ! le grand vide, au sens propre, qui entoure généralement les objets/ready-made/sculpture/bas-relief (comment les appeler ?), nous force à voir, ou percer-à-voir les limites du voir. Pouvons-nous être conscients de notre regard en regardant une œuvre d’art ? Et c’est là que le second déclic se déclenche. Cameron Rowland nous aide. Il nous aide et nous induit dans son travail d’artiste en faisant intervenir un texte genre cartel traditionnel placé non loin de l’objet exposé. Un texte médiatif dirons-nous puisque « la perception assure la médiation entre l’objet et l’idée » comme je le citais plus haut.  A lire attentivement ces cartels immédiatement tout s’éclaire. La provenance des objets surtout, pourquoi sont-ils fabriqués ? par qui ? que revendiquent-ils ? Tout y est. Extrêmement explicite la dimension politique de dénonciation de l’artiste est tout à fait claire et sans aucune ambiguïté : « les œuvres de Cameron Rowland sont traversées de réflexions économiques et sociales, abordant des sujets politiques comme la privatisation et le contrôle des ressources ou encore le racisme en lien avec le passé esclavagiste et les discriminations sociales. » (2) Dans la continuité d’artistes du même acabit comme David Hammons ou LaToya Ruby Frazier.
Et c’est là me semble-t-il que le jeu en vaut la chandelle puisque formellement le texte se voit (avant que d’être lu) et est « accroché » au même titre que les objets. Le texte/cartel est donc exposé comme les objets.
Bien sûr jeu conceptuel après l’heure où se chevauchent ce qui est montré et son explication. Où l’explication devient en soi l’œuvre, où les objets ne seraient finalement que le prétexte pour aller lire le texte/cartel. Judicieux.

 

(1) Brian O’Doherty, L’espace de la galerie et son idéologie, jrp/editions
(2) Carnet de l’exposition Untitled, 2020 Trois regards sur l’art d’aujourd’hui, Punta Della Dogana, Venise