Dans la première ligne de sa préface « Ainsi vont les choses », Maylis de Kerangal (en octobre 2015) pour présenter le très fameux livre Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, écrit : d’emblée, Abattoir 5 déroute.
J’ai, moi aussi, envie d’écrire que, d’emblée, Araki déroute.
Les 101 images essentiellement en noir et blanc exposées à la Bourse de Commerce à Paris jusqu’au 14 mars de cette année, étaient joliment accrochées en file indienne sur un mur légèrement pastellisé en bleu duveteux ou couleur jade évanescent extrêmement orientalisé, mais peut-être n’y avait-il pas de couleur du tout, ma mémoire en matière de couleur n’est pas très extensive. Toujours est-il que cette série de photographies intitulée Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank « est un témoignage touchant sur sa propre vie » dixit le livret de visite de l’exposition. Le petit texte continue ainsi : « Araki y déploie une narration rythmée autour de figures féminines, de vues de rues et du ciel de Tokyo, de natures mortes en abordant les thématiques du sexe, de l’absence, de la répulsion, de la ville, de l’infini. Offerte à l’artiste américain Robert Frank à l’occasion de son séjour au Japon, cette série fut réalisée entre 1992 et 93, après la mort de sa femme Yoko Aoki. » Comme si la mort de sa femme pouvait justifier, expliciter, ou mieux rendre compte de l’objet de ces photographies ? La pruderie ou la pudibonderie en matière d’explication pour excuser ou détourner le vrai propos de ces photographies m’a fait sourire. Toujours est-il que cette série de photographies intitulée Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank m’a semblée, comme pas mal d’expositions du même type, se conformant à une exposition d’un « grand » photographe, tout à fait à la « hauteur » ! Rien ne nous empêche d’enlever le h à hauteur puisque nous avons bien affaire là à une photographie d’auteur. Dans le sens par exemple du cinéma d’auteur, pour ne pas confondre ces productions d’images à une technique de marketing où, bien évidemment, l’auteur disparait au profit d’une marque publicitaire ou d’un consortium internetisé/instagramisé ou je ne sais quoi qui promeut le tout et le n’importe quoi sur le même plan en oubliant ou en faisant exprès d’oublier qu’il existe derrière ces images un genre humain avec ses hauts et ses bas, ses qualités et ses défauts. Pourquoi faire croire qu’une image est un fait acquis, qu’une fois publiée elle devient intouchable. Intouchable il est vrai puisque la vie de ces images impersonnelles garantie sans sucre rajouté ne durent que l’espace d’un regard imprécis et distrait et qu’on ne peut pas les attraper tant elles ne sont que le fruit d’un hasard agonisant sous des couches de clichés bien-pensants.
Les photographies d’Araki se démarquent, c’est sûr, et j’en suis ravi !

Les 101 photos en exposition à Paris relatent parfaitement de l’extrême professionnalisme de notre photographe-auteur. La distribution bien équilibrée des scènes de rues/scènes érotiques donnent une cohérence à toute la série. Il est important de justifier de cette histoire de série quand on parle de photographie. Et Araki est certainement un des photographes ayant utilisé au mieux ce procédé typiquement photographique pour montrer ce qu’il avait envie de montrer. L’écrivain Philippe Forest (1), spécialiste du Japon, nous informe parfaitement du libre arbitre et du parti pris photographique chez Araki en particulier dans cette autre série monumentale réalisée par Araki entre 1983 et 1985 dans les lieux de plaisir du quartier de Shinjuku. « La série d’images (plusieurs centaines) s’intitule Tokyo Lucky hole. Elle témoigne de « l’âge d’or » (les guillemets sont ici nécessaires) d’un certain érotisme se développant de façon phénoménale à la faveur de la nouvelle prospérité du pays avant que de disparaitre presque aussitôt en raison de la législation nouvelle mise en place par le pouvoir afin de contrôler l’industrie du « divertissement » sexuel. »
Les photos d’Araki n’avaient pas souvent bonne presse au regard de ces séries où effectivement pornographie et voyeurisme font bon ménage. Le prude  Japon n’a pas toujours été ce que l’on pense ! « On fait souvent référence aux séries d’images qui exhibent des femmes nues et ligotées, qui documentent le commerce prostitutionnel des quartiers chauds de Tokyo et qui ont établi mondialement la réputation de pornographe dont Araki tire désormais sa gloire et son succès. » (1) Il n’est pas étonnant que cet artiste aujourd’hui, en ces périodes sensibles, soit taxé de sexiste par une population attentive aux jeux de représentation du corps humain.

« L’ordre caché de l’art » se révèle parfois de façon crue et sans détour, la photographie nous le dit et le montre, et Araki n’est pas seul sur ce coup-là. De Ernest J. Bellocq à Pierre Molinier la liste des photographes engagés sur ces chemins débonnaires serait longue. Araki le dit bien à propos de sa série sur Tokyo : « Peut-être, dit-il de l’image, qu’elle est un leurre séduisant dont l’usage est au fond strictement sexuel et que c’est de l’ignoble que l’on jouit toujours lorsque c’est la beauté que l’on croit posséder. Ou bien autre chose encore qu’Araki a en tête et que je ne sais pas deviner (…) Il est difficile de dire si Araki fait ainsi l’éloge d’un nouveau libertinage, populaire et démocratique (c’est vraisemblablement le cas), ou s’il révèle plutôt toute la misère sexuelle d’une société se payant d’illusions avec la pauvre et fausse monnaie d’une petite perversion partagée (comme invite à le penser le mauvais goût ostensible du spectacle proposé). Il y a une vulgarité du plaisir. Et, en un sens, toute la générosité d’Araki consiste à accepter cette vulgarité (…) donnant à voir la grande comédie du sexe dont, sans doute, on ne sait rien si l’on n’accepte pas d’en rire aussi. » (1)

(1) Philippe Forest, Araki enfin, l’homme qui ne vécut que pour aimer, éditions Gallimard, 2008