Karin Andersen/Marc Giloux
SMAG
(San Marcuola Atelier Galerie) Venise.

Texte curatorial écrit à l’occasion de l’exposition « Zombismo », SMAG Venise, 30 avril – 28 mai 2022.
Traduit de l’italien.

Le visiteur de l’exposition « Zombismo » peut choisir de commencer la visite par l’extérieur, ou directement par l’atelier du SMAG. Côté jardin il se trouvera face à une créature anthropomorphe assise à une table, de nature incertaine entre l’animal, le végétal et l’humain, en train de manger des déchets de différentes sortes. Le spectateur tentera d’en définir l’appartenance à une quelconque espèce vertébrée sans y parvenir. La vaine tentative de retrouver l’origine de cet alter-ego incongru laissera comme une vague sensation de familiarité.

Dans l’atelier par contre le visiteur se retrouvera face à des personnages sommairement dessinés sur de grandes toiles de plastique transparent leur donnant une consistance fantomatique. Toutes de même dimension, à échelle monumentale ou pour le moins disproportionnée par rapport au lieu, ces figures qui occupent verticalement tout l’espace semblent fluctuer en ondulant à chaque mouvement d’air produit par le déplacement du spectateur. Face à cette démultiplication de zombies aux visages inexpressifs et vides, une autre créature au corps fin et malléable en papier mâché se tient assise, absorbée, absente.

Dans un cas comme dans l’autre, ces apparitions ressemblent à des survivants désincarnés dans un monde où ils n’ont plus prise.

La première impression que donnent ces corps est celle d’une propension à la liquéfaction. Les corps créés par Karin Andersen possèdent des membres fluides et presque désarticulés tandis que ceux produits par Marc Giloux présentent des formes ondulantes et tremblantes. Cet imaginaire d’un corps liquide traduit un sentiment d’incertitude et de perte des limites du moi qui tendrait à se dissoudre. Ainsi ces personnages apparaissent-ils comme les signes d’une relation corps/espace qui n’est jamais univoque, solide, construit, mais plutôt marquée par la perte des points de repère. Dans son ouvrage Délire, où il analyse les mécanismes humains de la psychose, le psychiatre Ludwig Binswanger s’arrête précisément sur le vécu corporel traumatique d’une de ses patientes, qui affirme sentir « une couche d’eau qui coule »[1] à l’intérieur de son propre corps.

Le deuxième élément à mettre en relief dans l’exposition est l’idée du vêtement. Toujours dans l’imaginaire du psychotique, utile dans ce cas pour saisir la valeur scénique des œuvres, nous savons à quel point l’habit est fondamental dans le rapport à soi, autrement dit dans notre façon d’habiter notre corps. Un des cas emblématiques de psychose documentés dans la littérature pyscho-philosophique moderne est celui de Lola Voss en traitement avec Ludwig Binswanger. La patiente évoque son rapport traumatique avec les vêtements entendus comme seconde peau[2]. Ceux-ci surviennent dans son champ de perception comme des objets autonomes et animés, sortes d’alter-ego immatériels qui semblent la persécuter et qui reflètent son impression de se sentir « psychiquement déshabillée »[3].

De la même façon toutes ces créatures nous font réfléchir sur la question du vêtement comme quelque chose de précaire, de dysfonctionnel. Dans les créatures de Karin Andersen, la peau (ou le vêtement) semble décortiquée, recomposée, rapiécée, ou encore grumeleuse, rêche, peu élastique, toujours en référence à ce stade vivant hybride entre l’humain, le végétal et l’animal, mais son aspect semble surtout le résultat d’un dommage irréversible provoqué par l’ingestion de matériels électroniques ou de plastique de déchets hautement toxiques dans ce qui pourrait sembler une forme de boulimie aussi convulsive qu’autodestructrice. Mais ces êtres de nature composite et ambivalente pourraient également faire penser à de possibles mutations génétiques advenues dans un futur dystopique, fruit de catastrophes environnementales causées par une concentration de toxines insoutenable, qui auraient entraîné l’apparition de ces humanoïdes exsangues. Dans cette optique la position de l’artiste allemande se situe dans une relation de continuité avec le travail de Tetsumi Kudo, artiste japonnais connu en particulier pour sa série des « Boîtes » des années 70, des cages métalliques pour oiseaux où vivent en captivité de petits animaux hybrides et fragmentaires, victimes de pollution par irradiation dans une scénographie anthropo-zoomorphique.

Dans les travaux de Marc Giloux, la question du vêtement comme alter-ego est présente quel que soit l’angle de vue adopté par le spectateur. Du point de vue du médium, les grandes toiles de plastique transparent deviennent des spectres qui se balancent suspendus, passifs, insensibles à la force de gravité dans une quasi absence d’expressions faciales. Les personnages sont représentés par des lignes aux contours bien définis, laissant voir des formes dépouillées, sans contenu. La blancheur omniprésente dans cette mise en scène amène le spectateur à pénétrer dans un hypothétique état mental d’anesthésie émotive qui a été du reste défini en psychanalyse comme un état « d’angoisse blanche »[4] une condition de fragilité émotive qui, au lieu de se manifester sous une forme d’hyperactivité mentale, conduit le sujet à un black-out momentané durant lequel le cerveau se vide, devenant quasi inaccessible (penser au terme anglais blank = vide). En même temps l’aspect bidimensionnel et diaphane de ces zombies ou « monstres pâles »[5] (Foucault) leur confère un statut d’images-écrans qui surgissent, comme le formule Lacan[6], dans des situations intolérables pour l’individu dont l’inconscient produit donc des images destinées à le protéger. Paradoxalement ce type d’images est souvent caractérisé par un appauvrissement esthétique notable et la banalité de l’image écran augmente en même temps qu’augmente la charge traumatique[7].

Ainsi ces installations pensées par les artistes tentent de personnifier un sentiment collectif actuel de précarité dans notre rapport à l’environnement qui finit par avoir des répercussions sur la perception de notre propre corps. Dans la mise en scène au SMAG les deux artistes, au lieu de recourir à des formes de pathétisme pour évoquer l’inquiétude face à un contexte actuel dramatique (écologique, politique), ont choisi de se concentrer sur des représentations résiduelles d’un « soi » qui perd petit à petit de sa consistance dans un environnement où la catastrophe a déjà eu lieu et qui offre donc de moins en moins de certitudes. La condition de ces personnages d’être pas seulement physiquement dévêtus mais aussi « psychiquement dévêtus », indique ce processus d’affaiblissement des possibilités de vie et des possibilités de se sentir vivants sur une planète désormais épuisée.

  • [1]Ludwig Binswanger, Délire. Contributions à son étude phénoménologique et daseinanalytique, trad. J.-M. Azorin, Y. Totoyan, A. Tatossian, Grenoble, J. Millon, 1993, p.
  • [2]Id., Le cas Lola Voss. Schizophrénie, Quatrième étude, trad. P. Veysset, Paris, PUF, 2012, p. 47.
  • [3]Ibid., p. 105.
  • [4]André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1983, p. 252.
  • [5]Michel Foucault, Les Anormaux. Séminaire au Collège de France 1975, Paris, Seuil, Gallimard, EHESS, 1999, p. 53.
  • [6] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
  • [7]Hal Foster a développé cette théorie des images-écran face au traumatisme dans l’œuvre d’Andy Warhol in Le retour du réel, trad. Y. Cantraine, F. Pierobon, D. V. Gucht, Bruxelles, Exhibitions International, 2005.