Se poser la question de savoir si les peintures de Mondrian sont accrochées à l’envers ou à l’endroit serait comme se demander si le cheval blanc d’Henri IV est toujours blanc.
New York city 1, la toile constituée de rubans adhésifs jaunes rouges et bleus accrochée à l’envers depuis 77 ans pose problème : « Sur une photo de 1944, j’ai vu que la toile était dans l’autre sens sur un chevalet, ça m’a intriguée », a déclaré récemment la commissaire d’exposition d’une rétrospective de Mondrian.
Au regard attentif que l’on peut avoir sur les toiles abstraites de Mondrian rien de très étonnant à cela. Les compositions géométriques relèvent d’avantage du plan, de la vue en plan, laissant « en plan » une bonne fois pour toutes les incongruités perspectivistes liées à la représentation et aux contraintes liées au point de vue. Aussi parler d’envers ou d’endroit dans l’œuvre de Mondrian relèverait du non-sens ! Par là-même Mondrian nous a ouvert un champ précieux pour mieux réfléchir à la perception spatiale que le corps humain peut avoir d’une œuvre (haut/bas, droite/gauche, dessus/dessous, vertical/horizontal), tout ce qui est lié en fait à la présence du spectateur, debout, les pieds accrochés à la terre, en train de regarder quelque chose en face de lui.
A propos de renversement et de pieds accrochés à la terre, cela me rappelle cette performance de l’artiste Marc Giloux au théâtre Monteverdi de Cremone en Italie. La performance s’intitulait Marc’Antonio Ingegneri (1), le maestro de Monteverdi, éclipsé pourrait-on dire par son illustrissime élève. La technique d’écriture musicale d’un des motets (Miserere) écrit par ce Marc’Antonio prenait comme principe de composition le renversement, c’est-à-dire que certains groupes de notes devaient être joués à l’envers. Prenant à la lettre cette technique d’écriture musicale, couplée avec l’idée de la camera obscura qui voit l’image renversée sur le verre dépoli, la performance de l’artiste consistait à se suspendre la tête en bas sur la scène du théâtre, les pieds accrochés aux cintres du théâtre, en chantant durant tout le temps du motet le Miserere de Marc’Antonio Ingegneri. Dans ce travail l’artiste jouait avec le nom de Ingegneri (ingégneur) déclenchant comme un court-circuit avec l’idée de la mécanique « ingénieriste » liée à la vision renversée.
Mais en quoi le fait d’accrocher une œuvre à l’envers modifie la perception que l’on peut avoir de cette œuvre ? Cela peut-il apporter une contrariété, voire de l’inquiétude, quant au fait que l’œuvre n’est pas à l’endroit, mais à l’envers ? On retrouve ces inquiétudes dans les peintures de Bazelitz bien sûr, même si le renversement est devenu systématique dans le cas de cet artiste. Avec Marc Giloux accroché la tête en bas nous sommes effectivement interrogés par l’incongruité de la perception que cela occasionne : n’étant pas dans le bon sens le corps de l’artiste va-t-il résister à ce changement ? d’aller contre-nature aussi ? une certaine idée du danger qui viendrait bousculer l’ordre établi des choses ?
Mais sommes-nous tant que cela attachés à une cette idée de l’ordre ? l’envers étant généralement identifié comme une gêne, un signe de discorde, de désordre, voire de danger. L’envers peut-il troubler l’ordre établi ? Pourtant il n’y a d’ordre qu’à la condition du désordre (2).
Le sens des choses lorsqu’elles sont (mises) à l’envers est-il si altéré que cela ? Mauvais sens, contre-sens, sens contraire, double sens etc.

Pour revenir à Mondrian je voudrais souligner ici l’excellent accrochage de sa dernière exposition intitulée Evolution à la fondation Beyeler de Bâle. Les peintures placées scrupuleusement dans l’espace nous permettaient justement de relire plus justement l’œuvre immense de cet artiste. D’abord l’aspect non-chronologique des œuvres exposées le long du parcours, qui nous permettait de faire des ponts entre les années figuratives et les années non figuratives, d’évaluer à sa juste mesure les influences disons historiques de l’évolution du travail du peintre.
Comprendre aussi l’utilisation de la couleur chez cet artiste qui, je crois, mais je me trompe peut-être, a passé l’essentiel de son temps à essayer d’évacuer celle-ci en la reléguant d’abord au bord des tableaux puis la mettant quasiment hors-champ. Comme si l’art pour Mondrian n’était pas affaire de couleurs, comme si l’art ne devait pas s’arrêter à la peinture, en la mettant par le biais des trois couleurs primaires entre parenthèse pour mieux s’en débarrasser.
Reste le blanc, encadré par des traits noirs, comme des mises en abime du format des toiles, structurant un espace plan, accroché sur un mur plan, blanc de préférence, rappelant un espace en plan, celui de l’architecte ? horizontal, celui de la déambulation, celui où est disposé ce qui est à voir, c’est-à-dire rien, pas d’illusion, pas d’allusion.
Oui merci monsieur Mondrian, vous n’avez pas failli aux bavardages picturaux et au dévergondages scénographiques baveux.
Reste ce nom que vous avez écourté de ce deuxième A, peut-être trop lyrique à votre goût, repéré sur les signatures de certains tableaux : Mondriaan !

(1) Let’s Body Talk, Rassegna internazionale di arte performativa, curating Isabella Falbo, Teatro Monteverdi, Cremona (Italy) 2013

(2) Eloge du danger, Laurent de Sutter, puf, 2022