Un endroit à soi, rien que pour soi, pour être dans l’ici non pas dans le là, non pas dans l’endroit des autres, celui-là déjà là, imposé, confit, contrit. Un lieu à soi (1), rien que pour soi, pour se désenfermer, s’enchanter autrement, se chanter des idées autrement. Un lieu à soi, qui se prend, se choisit, se vole, s’octroie. Pour se dé-faire, s’enferrer différemment. Un lieu à soi sans configuration précise, sans repaire précis, sans contour précis. Un lieu perméable, qui permet tout. Qui donne une dimension au tout, qui donne une apparence au tout, qui donne une clarté, pas une lumière, la lumière peut éblouir, faire un trop plein d’ombres, casser les arêtes des bâtisses, engloutir les pensées, les effacer. Juste une clarté, pour y voir plus clair, dans les recoins des placards, sous les portes cochères, entre les mailles des filets. Un endroit à soi pour se dégager du sens, pour se déshabituer du trop de sens, non pour se suffire de la raison commune, du con-sans-sus ou du con-venu. Bien sûr on pense à Gauguin, Tahiti, les iles Marquises, son lieu à lui. Le facteur Ferdinand Cheval à Hauterives, son lieu à lui. Paul Cézanne au pied de sa Sainte Victoire, son lieu à lui. Giorgio Morandi dans la via Fondazza à Bologne, son lieu à lui. Pierre Loti à Angkor, son lieu à lui.
Du lieu à l’œuvre comme on dit il n’y a qu’un pas. Partir du principe que certains processus artistiques conduisent à la recherche d’un certain type de lieu, à la mise en place d’un lieu. Non pas l’atelier de l’artiste, qui n’est pas un lieu mais une place, un espace, un espacement, un encart, un rencard, ringard parfois, romantique de surcroit, la création n’a pas besoin d’être fixée pour s’aboutir.
Non, pas seulement un lieu pour le travail. Un lieu à soi est fortuit, il ne s’impose pas forcément mais s’impose à un moment donné. Oui, il pourra jouer le rôle d’atelier, d’abri, de renfoncement, un creux, un trou, un point sur une carte, un point sur l’horizon, un lieu-dit, un lieu sans nom, un lieu sans lieu, sans habitude.
« Quel rôle y tiendra-t-il dans le monde réel, social et économique ? Dans quelle mesure celui-ci déterminera-t-il la relation de l’artiste à l’atelier ? Comment cette relation sera-t-elle représenté ou pensée ? L’atelier d’artiste sert de creuset pour une réflexion philosophique sur l’un des problèmes les plus fondamentaux de l’artiste dans le monde moderne : le conflit entre l’autonomie et l’hétéronomie, entre les exigences du discours artistique et les réalités de la vie d’artiste. »
C’est peut-être la finalité de l’exposition à la Fondation Prada de Venise qui s’inscrit justement durant la Biennale d’architecture jusqu’au mois de novembre de cette année. Le titre en dit long sur la question : « Machines à penser », un projet dirigé par Dieter Roeslstraete, qui engage le rapport entre pensée et espace dans lequel les idées prennent forme : de la grotte de Saint Jérome dans son atelier de la renaissance, jusqu’aux structures architectoniques qui ont abritées les philosophes Martin Heidegger (1896-1976), Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et Theodor Adorno (1903-69). L’exposition montre des œuvres d’art qui témoignent de la nécessité des trois philosophes d’un lieu d’une retraite intellectuelle qui est devenue un thème de réflexion récurant pour les artistes contemporain. Le rez-de-chaussée est dédié à la figure d’Adorno, pendant son exil américain dans les années quarante, où le philosophe a écrit Minima Moralia, qui est évoqué au travers d’œuvres emblématiques qui narrent les lieux de son éloignement forcé.
Au premier étage du Palais de la fondation Prada sont reconstruit les lieux de retraite de Heidegger dans la forêt Noire en Allemagne et de Wittgenstein dans un fjord en Norvège, où furent écrits leurs textes fondamentaux Etre et Temps (1927) et Tractacus Logico-Philosophicus (1921). Les reconstructions servent d’alibi scénographique pour activer la relation entre les œuvres exposées et les lieux de création – Machines à penser– des philosophes, et inscrit à bonne fin le rapport subtil qui existe entre l’art, la philosophie et l’architecture.

(1) Un lieu à soi, Virginia Woolf, traduction de Marie Darrieussecq, Denoël, 2016