Quand je suis allé à l’expo Carl Andre au MAM de Paris, j’avais mes chaussures dont les talons de bois résonnent bruyamment quel que soit le sol. J’ai commencé à tester sur les quelques « plains » présents parmi ses œuvres les différents timbres qu’ils produisaient en appuyant fermement sur le métal, l’acier ou l’aluminium. J’ai vu écrit sur le cartel correspondant que le public était autorisé à marcher sur ces œuvres, mais délicatement, sans trop forcer, et pas avec des talons hauts. Précaution donc. Œuvre participative certes, mais tout de même, un peu de retenue, disons une participation contrôlée, maîtrisée, respectueuse : on n’est pas n’importe où. Effectivement les visiteurs ne savent jamais bien comment se comporter face à cette invitation soudaine et inattendue à marcher sur les œuvres, impossible de garder son naturel, certains tournaient autour deux ou trois fois avant d’accomplir enfin le pas décisif et de marcher sur la lande. D’autres se mettaient à rire et finalement faisaient un aller retour sur les dalles d’acier, pour la forme, et histoire d’y croire vraiment, pas question de se dégonfler. A un certain moment je me suis mis à tapoter du pied sur les dalles pour bien les aligner, ce qui causait des bruits secs et nets résonnant dans la salle. C’est là que la gardienne dont l’œil sévère m’épiait déjà depuis un moment, m’a apostrophé en m’incitant à cesser mon activité, car cela pouvait abîmer les œuvres.
Ces situations plutôt cocasses révèlent la dynamique grotesque qui s’anime entre l’autoritarisme muséal et la sacralité séculaire qui enveloppe immanquablement toute œuvre dans le musée, fût-elle un assemblage brut de dalles d’acier corten oxydé : tel est bien le paradoxe que soulèvent ces œuvres. A ce stade l’œuvre fonctionne comme un embrayeur, son implémentation active un discours idéologique institutionnel, qui est celui du tabou concernant le contact avec les œuvres de la part du spectateur. Pouvoir marcher sur l’œuvre ne signifie pas le dépassement d’un tel tabou, mais bien son amplification : du fait même de cette autorisation, la norme qui régit le comportement du spectateur est d’autant plus stricte, sophistiquée. En ce sens les œuvres au sol de Carl Andre acquièrent un caractère critique de l’autorité politique. Se met en place une véritable éthique de la participation, la marche doit être mesurée, ordonnée, le pied doit être posé de manière souple, mais le tapotement de la pointe du pied est interdit, et surtout ces œuvres en particulier ne peuvent pas être touchées avec les mains mais uniquement avec les pieds. Cela a pour effet de subjuguer le spectateur en le poussant à prendre conscience de l’honneur extrême qu’on lui octroie en lui consentant cette interaction avec l’œuvre. Par contre évidemment, pour l’installation suivante faite de blocs de briques espacés entre eux, il était interdit de marcher entre les blocs.
Se creuse ici un « dissensus » entre l’œuvre et son existence au sein de l’espace muséal, au sens que Rancière donne à ce mot : l’œuvre est prise dans un mécanisme qui n’était pas prévu dans le dessein initial de l’artiste et qui s’active indépendamment da sa volonté, par les lois mêmes qui régissent le musée. Mais cela n’enlève rien à l’efficacité de ces œuvres, au contraire leur sens s’enrichit de cette faculté critique à dévoiler la logique policée de l’espace officiel de l’art.