La nuit et la radio ont toujours fait bon ménage. Peut-être que la nuit les messages passent mieux à travers les murs ? Il m’arrive souvent de laisser la radio allumée (toujours la même, Radio3) pendant que je regarde distraitement un film ou que je pianote sur l’ordinateur en quête de quelque chose que je ne trouverai jamais, toujours est-il que le soir du 12 avril mon attention s’est déportée sur un étrange fond sonore provenant de la radio et, au fur et mesure que le temps passait, cet étrange fond sonore devenait de plus en plus présent, obsédant. J’ai fini par m’assoir à côté du haut-parleur de la radio et tendre mes deux oreilles pour en savoir un peu plus sur ce qui était en train de se passer.
Des phrases musicales plutôt mélodiques, exemptes de rythmes, plutôt répétitives mais sans plus, jouées au piano, contrebalancées par un violoncelle et une voix féminine, avec une forte présence de basses électros en arrière-plan, s’organisaient sur un temps qui s’écoulait justement  de manière à vous faire oublier que le temps s’écoule. Des phrases musicales s’entortillaient sur elles-mêmes et revenaient inlassablement, non pas comme quelque chose d’obsessionnel mais plutôt comme quelque chose de naturel, qui va de soi, qui ne se plie pas, qui ne se casse pas, sans chercher à s’imposer, mais qui voulait s’installer, là, dans mon temps d’écoute, dans mon temps nocturne, dans mon présent nocturne, dans mon temps à moi, dans ma nuit à moi.
Comme je le fais d’habitude pour être informé sur ce qui est diffusé j’attendais la fin du morceau pour que la voix du speakeur m’éclaire sur ce mystère sonore, mais non, rien, pas plus de speakeur que de rossignol sur la voie lactée. Inexorablement la musique défilait sans mots dire. Les sons se déversaient vers un point x que je ne connaissais pas.
Je suis toujours curieux de la musique qui est diffusée sur une radio, une manie d’inventorier ce que j’écoute, peut-être pour me rassurer ? ou pour mieux écouter ? allez savoir ? je pensais à des musiciens comme Eliane Radigue, Ryuichi Sakamoto, Brian Eno, Arvo Pärt ou Johann Johannson, Olafur Arnalds ou Steve Reich voire Aphex Twin, mais je n’étais absolument pas convaincu. Tel ou tel élément de la composition, parce que ces passages étaient très construits et très mélodiques finalement, mélodiques dans le sens de l’art de la fugue de J.S. Bach mais très très au ralenti, venaient contredire la possible identité d’un de ces musiciens auxquels je pensais. De musique Minimale à Ambientale, en passant par le courant islandais post-classique, j’essayais malgré tout de cerner le problème en essayant de replacer cette musique qui n’en finissait pas dans un contexte plausible.
Intimiste et pourtant exponentielle, hypnotique et sacrificielle, j’y voyais là se déverser tout le trend de la musique contemporaine de cette dernière décennie, genre la symphonie du nouveau monde revisitée par des intelligences supérieures venues d’un autre monde.
Mais c’est surtout l’insistance qu’avait cette musique à s’imposer dans le temps, un temps long, très long, qui m’intriguait et me bousculait, me transcendait et me faisait carrément léviter. Le feutré et l’épaisseur de la nuit m’isolait d’autant plus que cette musique insistait et pénétrait mon espace vital me rendant à l’évidence qu’une écoute prolongée de ce type pouvait chamaniser une existence humaine, dans le sens que quelque chose dirons-nous de transcendantal pouvait s’installer furtivement au fil des minutes et des heures  d’écoute. Des heures oui parce que pratiquement sans m’en rendre compte cela faisait déjà plus de quatre heures que j’étais installé dans ce brouillard sonore pernicieux, pris entre veille et sommeil, entre spiritisme et voyage spatial.
Renseignements pris sur le site web de la radio, j’apprends que cette musique est en train d’être diffusée en même temps dans 19 pays dans le monde, que cette musique dure 8 heures et 24 minutes, qu’elle est diffusée de 22 heures à 6 heures du matin en Italie, de minuit à 8 heure du matin en France etc. et que des millions d’auditeurs comme moi sont en train de faire cette expérience de l’écoute individuelle et collective en même temps ! Prenant tout d’un coup conscience de cela, l’espace sonore devenait par là un véritable espace sonore en soi, indéfinissable, inimaginable, incalculable. Un espace lié par le son partagé intuitivement par des millions d’inconnus ! Un espace sans limite, sans frontière, sans fin.
Ce marathon musical a été créé par le compositeur Max Richter en 2015.
Dans cette œuvre il souhaitait explorer la relation entre musique et subconscient en relation avec les travaux du neuroscientifique David Eagleman.
A propos de cette diffusion hors norme, Max Richter remercie la BBC Radio3 et l’Union Européenne des Radios « qui ont permis que nous puissions écouter cette œuvre tous ensemble à travers le monde. J’ai composé SLEEP il y a 5 ans comme une invitation à marquer une pause dans le rythme effréné de notre quotidien. Nous sommes actuellement face à l’obligation de nous arrêter dans un contexte difficile. Ce n’est pas si simple de s’y habituer, et cela suscite de l’inquiétude pour nous-même et notre entourage. »