« Le marché de l’art se nourrit depuis des décennies du discours anticapitaliste des artistes dont il neutralise toute la portée critique » (1), ce qui voudrait dire que le discours anticapitaliste des artistes est devenu finalement une forme académique en soi, et que la critique des œuvres qui en découle est aussi de surcroit, devenue académique, et que donc le marché de l’art, tributaire de tout cela, entretient par ricochet cet académisme.
Cercle fermé, cercle vicieux, point de sortie !
Donald Judd disait déjà en 1968 : « les meilleures œuvres se créent en opposition aux principaux pouvoirs et contre beaucoup d’attitudes dominantes. Je ne vois pas comment je peux me situer en dehors de la société, ce que je souhaiterais parfois, aussi dois-je considérer que j’en fais partie. L’alternative est d’être isolé et de ne pouvoir travailler. Je suppose que je peux résister aussi à la docilité et au conformisme de ce pays ? » (les Etats- Unis). Pour aller dans le sens de Judd, il est intéressant de se rendre compte que de nombreuses œuvres produites dans ces années soixante, dans leurs formes et dans leur raison d’être, étaient souvent en totale contradiction avec les courants dominants, politiques ou esthétiques. Ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Je dirais même que c’est tout le contraire.
Un grand nombre d’artistes de ces années 60 n’hésitaient pas à mettre la zizanie dans les registres très installés de l’époque. Les procédés étaient plus que radicaux et les œuvres produites en passaient par des chemins subalternes pour exister, ou pour ne pas exister : je pense à la pièce radioactive enterrée de Robert Barry dans Central Park à New York en 1969, le cube enterré lui aussi de Sol Lewit  toujours à Central Park (Burried Cube Containing an Object of Importance but Little Value, en 1968), l’œuvre invisible de Claes Oldenburg (le geste de creuser et de reboucher, encore à Central Park), les Zones de sensibilité picturale immatérielle (1959) ou bien Sculpture tactile (1957) d’Yves Klein. Sans oublier l’exposition Invisible Painting and Sculpture, datant de 1969, de Robert Barry et Claes Oldenburg qui reste l’exemple flagrant de cette entreprise de camouflage et de détournement puisque toutes ces œuvres citées étaient faites finalement pour ne pas être vues. « Ce qui importe, au regard de ces œuvres, ce sont les traces périphériques qu’elles laissent ou que l’on élabore autour d’elles. En général, images et textes ne manquent pas d’accompagner l’œuvre invisible, devenus alors essentiels à la divulgation comme à la diffusion de l’œuvre (en réalité, in absentia) » (2)
Ces œuvres, appelons-les mentales, en passaient par des canaux autres que le regard et le spectateur était en quelque sorte éjecté de la procédure de (dé)monstration. Elles devenaient par là autonomes et pouvaient exister toutes seules. Existait juste l’information de l’œuvre, et encore. L’artiste Ian Wilson (qui nous a quittés récemment) était très radical dans cette histoire puisqu’il interdisait toute trace photographique ou écrite pour témoigner de son travail qui consistait essentiellement en des conversations en privé : « c’est dans la discussion avec autrui que se constitue la base de l’investigation de Ian Wilson. Sa volonté de décrire des concepts sans référence physique ou visuelle l’amène à avoir pour point de départ le connu et l’inconnu : The unknown is known as unknown. That character of it that is known as unknown is known. Ce qui lui parait important à travers ses discussions c’est la prise de conscience que l’on EST et que cette connaissance sans dimension ni forme, aille au-delà de l’espace et du temps pour traiter non pas de l’idée en tant que telle mais du degré d’abstraction de cette idée. » (3) Je citerai aussi deux artistes importants qui ont émergé à cette même époque et qui se sont fait connaitre en utilisant justement des procédures qui servaient à dissimuler ce qui était à montrer, à savoir les emballages de Christo et les compressions de César.

Où en sommes-nous en 2020 sur le pourquoi et le comment montrer ou non une œuvre ? Les artistes aujourd’hui dans leur grande majorité se plaisent à revendiquer ce qu’ils produisent, déjouant les effets du temps puisque les œuvres pas plus tôt produites sont déjà là, « visibles » sur le web la plupart du temps. Ceci ne va pas sans inconvénient puisque le formatage médiatique aplatit toute volonté de se départir un tant soit peu de son voisin. Le résultat, ce qui reste à voir, mais là le mot voir est exagéré, est proche du degré zéro. Le problème c’est que les artistes aujourd’hui pensent encore montrer quelque chose, les quelques artistes cités plus haut ne montraient pas grand-chose non plus, mais ils le revendiquaient.
La cerise sur le gâteau est cette publicité, sur le web bien entendu, à propos d’un opuscule gratuit délivré sur commande avec le titre suivant : comment montrer son travail (shop.creativehub). La présentation du livre est cocasse : « How to show your work est un livre gratuit contenant une foule de conseils pratiques sur la manière de développer votre carrière artistique, couvrant tous les aspects de l’exposition, de la stratégie, de la conservation, du marketing numérique, de la promotion… » etc. Et voilà, tout est dit !

(1) Florian Gaité, Médiapart, mars 2020
(2) Christian Ruby, l’art de ne pas voir Nonfiction.fr septembre 2019
(3) Guislain Mollet-Vieville, Mamco Collection