En avril 1983 dans le parc du château de Montcel à Jouy-en-Josas, Daniel Spoerri organise un happening Le déjeuner sous l’herbe où il invite une centaine de convives à participer à un banquet dont les restes seront enterrés dans une immense fosse de quarante mètres de long avec la vaisselle et les menus objets apportés ou fabriqués par les participants. Chacun des invités, artistes et amis de Spoerri, jettera la symbolique poignée de terre dans la fosse avant que celle-ci ne soit rebouchée.  Spoerri a en projet qu’un jour, la tranchée sera rouverte puis le temps passe et l’idée est abandonnée, oubliée. Ce n’est qu’en 2010 qu’une équipe d’archéologues se passionne pour le sujet et obtient l’approbation de l’artiste pour rouvrir la fosse afin de constater et de mesurer, comme pour des fouilles archéologiques, les transformations et le passage du temps… Le temps écoulé, vingt-sept ans, rend difficile la localisation précise du banquet d’autant que, chose étrange, la mémoire sélective des anciens convives ne permet pas d’obtenir des informations convergentes. Les fouilles sont faites sur six mètres, les objets retrouvés là encore ne semblent pas être ceux que les invités se souvenaient avoir laissés. Après le recensement et la classification de chaque pièce, tout est réenterré comme le demande l’artiste car rien ne doit être exploité comme objet d’art. Ce n’est qu’en 2013 à la suite de la vente du château qu’une seconde fois l’équipe d’archéologues rouvrira la fosse sur une longueur de huit mètres cette fois et retrouvera les emplacements et les objets laissés par chacun. Les photos faites à l’époque et celles plus récentes des archéologues montrant les tables du banquet jonchées de bouteilles de vin renversées sur les nappes, d’assiettes et de vaisselle cassées etc. laissent une étrange impression, celle d’un banquet inachevé où tout aurait été brusquement interrompu par un cataclysme ou un événement qui aurait pris les invités de surprise les obligeant à fuir.

On peut se demander d’ailleurs si les photos faites ne viennent pas dénaturer le projet initial et par là-même réorienter notre perception de l’événement, lui attribuant peut-être une dramaticité qui n’aurait pas existé sans les photos. Le happening tel qu’il avait été pensé, jouait sur la désacralisation de l’art, qui s’affirmait comme quelque chose d’éphémère et de ludique, de joyeux et surtout d’iconoclaste. Spoerri nous signifiait qu’il ne serait pas possible de spéculer sur ce travail là, qu’il n’y aurait pas d’exploitation, que ce travail ne serait pas monnayable en quelque sorte. On peut y voir une certaine dérision face à la sacralité de l’art, certainement une bonne dose d’humour mais surtout l’accomplissement face au marché de l’art d’un acte totalement libre.

Bien entendu il ne fut pas le seul ni le premier à faire disparaître l’objet d’une création ou à le rendre inaccessible au regard ; à la fin des années soixante, nombres d’artistes s’interrogeaient sur la représentativité de l’art, prenant des positions assez radicales, comme celles de rendre invisibles des œuvres d’art, d’en faire des éléments immatériels ou éphémères ou tout simplement ne pas faire d’objets du tout. Le choix délibéré était alors celui de renoncer au statut de l’œuvre d’art dans son mode d’exposition, de valorisation, de conservation etc.

C’est cette notion de liberté qui m’interpelle aujourd’hui. Alors que l’invisibilité ou l’inaccessibilité d’une œuvre d’art était dans les années 60 et 70 un geste pensé, voulu, un signe de refus envers les institutions ou les académismes, envers le marché, un acte subversif donc, tendant à la transgression ou à la dénonciation, l’invisibilité des œuvres est aujourd’hui difficilement envisageable, ni supportable tant le monde où nous vivons est surmédiatisé. Nous sommes au contraire dans la sur-représentativité de l’art relayée par les réseaux en ligne et l’outil informatique qui se proposent (et par là-même s’imposent) aujourd’hui plus que jamais par ces temps de confinement et de fermeture, de se substituer de manière fallacieuse aux lieux d’exposition et aux espaces muséaux.