Dans cette ambiance pseudo-apocalyptique que nous traversons actuellement, il va de soi que toute initiative artistique est suspendue à partir du moment où les institutions qui les font exister ont fermé leurs portes. Ce rapport de force entre l’art et l’institution a été puissamment posé dans les débuts des années 1970 par des artistes dont la démarche aujourd’hui est sommairement reconnue comme relevant du land art. Comment l’œuvre peut exister sans le confort de l’institution, voici le défi relevé par un certain nombre d’artistes à cette période, et dont les démarches paraissent aujourd’hui d’autant plus pertinentes qu’elles peuvent être regardées en ayant à l’esprit le facteur d’inaccessibilité. Un grand nombre d’œuvres dites du land art se caractérisent par leur fragilité et leur existence temporaire, dans des lieux naturels reculés où a priori les spectateurs sont absents de même que l’est toute autre forme d’activité humaine.

Robert Smithson avait conçu une série d’œuvres qu’il appelait Non-sites, jeu de mots anglais avec « non-sight » c’est-à-dire hors de la vue. Ces œuvres sont une tentative de témoigner d’un site naturel éloigné de l’activité humaine en en montrant des résidus de terrain, des cartes, des photographies, en somme des traces. Les œuvres ont la valeur d’objets résiduels qui renvoient à un site qui nous est inaccessible. Spiral Jetty (1970) par exemple, grande spirale de terre de plusieurs mètres de diamètre, a été créée sur l’une des rives du Grand Lac Salé (Utah) que précisément l’on ne peut atteindre physiquement et qui est visible uniquement par un film montrant une vue aérienne de ce territoire.

Michael Heizer a créé Double Negative (1969) au fin fond du désert du Nevada : l’œuvre consiste simplement en deux excavations de terrain creusées au sommet des plateaux de part et d’autre d’un ravin. Ainsi il s’agit non pas de créer un objet, mais de libérer des sortes de tremplins pour le regard qui le projettent vers une immense béance, qui de plus nous demeure inaccessible et qu’on appréhende depuis ses marges.

On évoquera enfin parmi tant d’autres, Une ligne faite en marchant (1967) de Richard Long, œuvre réalisée en faisant plusieurs allers-retours suivant la même trajectoire au milieu d’un champ. L’œuvre est traçable par une photographie et une courte description du procédé, mais l’idée même qui anime cette démarche est de créer une forme qui se dissout dans les quelques instants qui suivent son apparition. Quand ce n’est pas la fragilité intrinsèque de l’œuvre qui la voue à sa disparition, c’est le simple hasard des circonstances et la main de l’homme qui manipule les œuvres en les transformant en des objets fonctionnels : c’est le destin d’un cercle de pierres fait par R. Long dans un haut plateau près du Bric de Rubren de la vallée de l’Ubaye qui est transformé aujourd’hui en une base pour hélicoptère.

Dans ce type de démarche les traces documentaires ne constituent jamais l’œuvre à part entière, le noyau de celle-ci demeure à jamais perdu ou inaccessible, posant le problème de savoir jusqu’où le déni d’accès à l’œuvre peut être poussé. Ainsi la distance qui nous sépare de l’œuvre devient le sujet principal de ces travaux. Une œuvre n’a pas nécessairement besoin d’être accessible pour avoir un sens. S’il y a une leçon à retenir de ces exemples, on pourrait penser que parfois notre mise à l’écart vis-à-vis de notre environnement familier peut être l’occasion de trouver des manières nouvelles de créer du sens.