Invité à montrer un travail en Corée pour une exposition, la commissaire de l’exposition qui me contacte  me demande si je connais l’écriture coréenne et me dit que si je voulais je pourrais faire quelque chose avec ça.
Je me prends au jeu et écris quelques noms au hasard que je m’empresse d’écrire en coréen avec un modèle fourni par la commissaire coréenne. Le résultat est concluant mais très décevant. Concluant parce que ce que j’ai écrit ressemble à de l’écriture coréenne, mimétisme oblige, décevant parce que ce que j’ai écrit n’est absolument pas lisible pour le lecteur européen, sémantique ratée évidemment puisque lire revient à identifier ce que l’on connait déjà. Mais là lire c’est comme nager en eaux troubles et sans boussole un soir de pleine lune dans une galaxie très lointaine. La savante iconologie idéo-graphique coréenne résulte d’une logique qui nous échappe, il faut bien le dire… Ecrire une langue que l’on ne connait pas ne sert pas à grand-chose sinon à rester sur la touche et à nous éloigner encore plus de tout ce qui peut se rattacher culturellement à cette langue. Comme le dit Sam Moore dans les pensées de Sam Moore, Extraits de Nuit ajourée (voir parution ce mois d’octobre) Ecrire dans une langue qui nous soit complètement étrangère (…) il faut l’écrire pour l’entendre et la voir écrire pour la ressentir. Pour tenter de retrouver le sens, il nous faudra sans doute, taper, tailler, couper franchement dans la masse, sonder la résistance des lettres qui s’accrochent comme une bernique sur son rocher.

Ce jeu de va-et-vient interculturel on le retrouve dans pas mal de travaux d’artistes, asiatiques entre autres.
L’exemple de la jeune artiste coréenne Sohyun Park alias Sat Gat est significatif : études d’art en France et des aller-retours fréquents dans son pays d’origine la Corée du sud pour des expositions. Un va-et-vient entre sa réalité contemporaine occidentale et son histoire coréenne.
Le fait de signer parfois ses expositions en Corée par le pseudonyme Sat Gat (chapeau de bambou en français) est intéressant. Peut-être une manière de vouloir se réinscrire dans le paysage coréen après s’être abreuver aux instances européennes de la culture artistique occidentale ? Peut-être aussi une manière de réintroduire dans son travail une historicité oubliée, camouflée, et de réactiver l’expérience créatrice propre à sa culture d’origine. Ce n’est pas pour rien que l’essentiel de ses travaux tournent autour de la mémoire. La mémoire dans tous ses états ! Lorsqu’elle est en Europe Sohyun Park, alias Sat Gat, voyageuse au chapeau de bambou, mémorise, emmagasine des trajets, des itinéraires sur des carnets qu’elle projette ensuite sur des feuilles de papiers dessin généralement assez grands. Sortes de plans de villes revisités par des annotations, des abréviations, des détails toujours plus ou moins figuratifs qui rappellent les endroits où elle est passée et où elle a séjourné. Comme pour s’approprier à tout prix un espace qui n’a pas été vécu normalement puisque ses repaires culturels ne sont pas les mêmes que pour un occidental. Graphiquement parlant ces dessins ne sont pas construits au sens littéral du terme, ils seraient plutôt désordonnés, touffus et anarchiques. Comme des plans laissés en plan. Sans soucis de perspectives les points cardinaux ne sont pas au programme. On pense à Twombly, à Dubuffet ou Julie Mehretu avec ses grands espaces urbains. Barthes dit de Twombly que « l’essence de l’écriture (de la peinture aussi), ce n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant trainer : un brouillis, presque une salissure, une négligence. » (1)
J’aurais envie de dire une anti-calligraphie, comme une maladresse voulue, comme une ultime empreinte de soi dans l’espace anonyme d’un territoire inconnu. « L’artiste compose ce qui est allégué (ou refusé) de sa culture et ce qui insiste de son propre corps : ce qui est évité, ce qui est évoqué, ce qui est répété, ou encore : interdit/désiré : voilà le paradigme qui, telle deux jambes, fait marcher l’artiste. » On l’a bien compris les dessins de Sat Gat ne sont aucunement représentatifs ni décoratifs. Pour aller dans le sens de Barthes la fonction plastique serait d’avantage une fonction critique de la représentation. Un mélange de délicatesse et de pulsion. Pourquoi la pulsion serait-elle de droit violente, grossière ? demande encore Barthes, une certaine demande du corps lui-même.
S’il fallait, à cet art, quelques références, je n’hésiterais pas une seconde en allant voir du côté de la peinture traditionnelle avec ce peintre coréen Shin Yun Bok (1758-1813) connu sous le pseudonyme de Hyewon, célèbre pour ses représentations de la vie quotidienne. Le fait, entre autres, de ne pas s’être servi de la méthode traditionnelle qui consiste à laisser des espaces vides dans ses peintures, d’avoir utilisé  d’avantage le plan que la profondeur, d’avoir laissé entrevoir d’avantage de détails que de plans d’ensemble, bref d’avoir dépétrifié et effacé le vernis d’une culture ancienne, me permet de raccrocher d’une certaine manière le travail de Sohyun Park alias Sat Gat à cet illustre personnage hors des sentiers battus de nos références occidentales.

(1) Roland Barthes, Cy Twombly, Seuil, 2016