Lecture de l’intervention de Bertrand Lavier dans l’exposition « Ouverture » inaugurée naguère à la Bourse de Commerce-Collection Pinault.

Pour ce rendez-vous incontournable de l’art contemporain, mélange de solennité et de grandiloquence (ce qui ne préjuge pas à la qualité de l’expo), Bertrand Lavier est l’un des invités d’honneur : lui ont été réservées les 24 vitrines originales de 1889 aux encadrements de bois, qui ponctuent avec régularité l’espace circulaire du rez-de-chaussée de la Bourse de Commerce. L’artiste a décidé d’y déployer une vaste série d’objets de style ready-made, si on peut dire. Est-il possible de voir le ready-made comme un véritable style, alors même que l’idée duchampienne inaugurale était de créer une oeuvre imperméable à toute tentative d’interprétation formaliste ? Question simple et pourtant pas évidente que posent les installations de BL.

Tout d’abord on peut remarquer que d’un point de vue de la mise en espace, ces vitrines amplifient le rapport spectateur-oeuvre sous sa forme consumériste. Les spectateurs se promènent le long du vaste couloir circulaire et contemplent ces oeuvres-marchandises magnifiées par les belles vitrines d’époque, nous donnant l’impression de contempler des articles de luxe dans un magasin haut de gamme. Le fait que ces oeuvres apparaissent dans une fondation privée jouant un rôle important dans le marché de l’art contemporain rend la mise en scène d’autant plus pertinente. Si au départ (1913) le ready-made était un objet banal et cheap (anti-glamour), il a au cours du XXe siècle fait l’objet d’une promotion socio-psychologique notable dans l’oeil avide et désormais accoutumé du spectateur. Les oeuvres de BL revendiquent donc ce statut de marchandise de luxe par leur fétichisation aseptique derrière les vitres immaculées, faisant écho à cette libidinalisation du ready-made depuis les années 50 quand Duchamp a accepté de recréer ex-nihilo un urinoire identique au modèle désuet de 1917. On se doit d’évoquer également la série des aspirateurs de Jeff Koons, montrés dans des vitrines non moins immaculées (mais n’ayant pas le charme des boiseries XIXe), de même que la série de photos de Richard Prince sur les cow-boys issues de découpages de journaux, qui par leur impression chromogène grand format attirent notre attention sur les aspects picturaux de la composition.

Si le statut marchand de l’oeuvre est revendiqué par ce type de démarche, BL prend à contrepied la littéralité tautologique koonsienne du simple êre-là de l’objet dans toute sa splendeur. Il cherche au contraire à ouvrir les possibilités sémantiques de ces objets qu’on avait toujours crus purement fonctionnels. Cette ouverture se traduit tantôt par un jeu linguistique dans telle vitrine qui montre une scie et une lance, ce qui donne le titre complet : « Silence », tantôt par des références ponctuelles à l’histoire de l’art : l’ours en peluche comme clin d’oeil à Mike Kelley, le skateboard sur étagère en hommage aux étagères de Haim Steinbach, la mongolfière comprimée dans telle autre vitrine qui rappelle Le Plein d’Arman ou les Compressions de César, tantôt par une association visuelle d’un objet avec un autre appartenant à un domaine utilitaire complètement distinct de celui du premier, comme c’est le cas avec l’aspirateur (décidément) de forme allongée placé majestueusement au-dessus d’une cuirasse médiévale de soldat, le transformant en une potentielle arme létale, dans une heureuse distorsion temporo-domestico-belliqueuse. En poursuivant le long du parcours, si on s’arrête devant la vitrine montrant une aile de voiture « Picasso », on est saisi par sa présence énigmatique suspendue dans le vide, aux contours abstraits, aux formes aérodynamiques, et on oublie complètement la fonction originelle de cet objet sublimé. Sans compter, enfin, les quelques objets « peints sur le motif » que l’artiste repropose ici, et dont l’inanité du geste pictural ne leur confère pas moins une allure artisanale, vécue, humaine.

S’il existe un style du ready-made, il se situe dans cette recherche d’une dimension animiste cachée à même la trivialité des objets de consommation ; les installations de BL nous mènent plus que jamais à prendre conscience de leur épaisseur sémantique, de leur profondeur historique, qui n’est que le reflet de notre aptitude spontanée piégeuse à projeter toutes sortes de fantasmes et de qualités sur les objets qui nous entourent, même les plus industriels, suivant le regard libidinal qu’on pose sur eux. Les vitrines de la Bourse de Commerce s’avèrent emblématiques de ce point de départ pour une exploration des méandres commerciaux de l’oeuvre d’art-marchandise.

 

Image de présentation : Bertrand Lavier, Vincent, 2014, portail pour la Fondation Vincent van Gogh Arles. (c) ADAGP, Paris, 2014 Photographie : Hervé Hôte