Zola utilisait le terme d’«écran » pour nommer le filtre à travers lequel l’artiste saisissait le monde et le donnait à voir et proposait dans le texte éponyme une typologie des divers écrans révélés par leurs styles. Il n’est pas question ici de la manière dont la sensibilité de l’artiste trouble sa perception du monde la faisant singulière, mais plutôt de la façon dont les effets de mode induits par le marché de l’art et les médias et validés par l’histoire de l’art, posent sur la production artistique d’une époque un éclairage délibérément contrasté. Cette mise en lumière laisse dans l’ombre, au second plan voire dans l’arrière-cour, certaines œuvres. Depuis Vasari, l’histoire de l’art a servi d’écran, s’interposant entre celui qui regarde et le réel, mettant en exergue certains noms, en plongeant d’autres dans un purgatoire dont ils ne sont pas toujours sortis. Ce n’est donc pas un fait nouveau mais aujourd’hui les écrans sont nombreux et le déport est difficile.

En Italie l’Arte Povera d’abord puis la Transavanguardia ont fait écran, rendant peu visible l’œuvre d’artistes qui cumulaient alors la double peine d’être peintres et abstraits. Ce handicap leur a permis en revanche de développer avec plus de puissance leurs recherches à l’abri des turbulences médiatiques, tirant de ce fait plus de force et de permanence.

C’est d’une certaine manière le cas pour Giorgio Griffa. Associé à la Néo-avant-garde italienne il est contemporain de Supports Surfaces. Il côtoie certains membres du groupe, mais l’élégance de son travail le distingue de l’approche de ces derniers, plus bruts dans leur usage des matériaux, plus offensifs dans leurs manifestations. La légèreté et la fragilité maintenues dans ses peintures l’éloignent aussi des pratiques radicales et conceptuelles des artistes de BMPT.

Cette année 2021, deux expositions en France, au LAM à Villeneuve d’Ascq et au musée des Beaux-arts de Chambéry, prolongent la série de rétrospectives européennes consacrées à l’artiste.

Les signes qui constituent son vocabulaire plastique oscillent entre formes et écritures.

Tre linee con arabesco n°319 (A zio Henri-Matisse), 1992, prend la toile comme une page d’écriture en cours. Lignes spiralées, signes, chiffres et lettres se déroulent de gauche à droite, de haut en bas. Dans Canone aureo 498 de 2015 – hommage à Alighiero Boetti – les lettres deviennent des formes colorées dont le sens serait lisible autant que visible. « Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond » disait Paul Klee mêlant joliment dans son explication le vin à l’encre. [1]

De la même manière dans l’œuvre Muskotup de 2020, les touches picturales jouxtent les lettres d’un mot qui n’existe dans aucune langue mais se matérialise horizontalement et verticalement sous nos yeux par trois fois, et s’impose en modifiant le positionnement des signes formels qui le contournent. Ce contournement affirme la surface au détriment d’une profondeur illusoire qui jouerait de superpositions.

Des couleurs claires, rose, violet, orange, vert tendre, bleu ciel, turquoise…en larges coups de pinceaux sur la toile de jute ou de coton non apprêtée, des lignes, des touches, des taches, des étendues, des chiffres, organisent cette surface de façon sensible. Pas ou peu de noir, réservé aux dessins sur papier. La luminosité des teintes, la manière d’appliquer la peinture, renvoient de prime abord à l’enfance, aux crayons de couleurs ou aux feutres, aux premiers tracés qui ne sont pas ceux de la Préhistoire mais ceux éternellement recommencés de l’âge tendre. Et pourtant la peinture est savante, mesurée. Tout entière concentrée dans la recherche d’un équilibre fragile ou d’un déséquilibre tenu. Il n’y a rien de primitif ou de sauvage dans cette insistante recherche de simplicité et de grâce.

Les motifs sont a priori abstraits mais se prêtent aux évocations et trahissent les parentés. Une ligne serpentine bleue rappelle la Vague de Matisse, une autre celle d’Hokusaï, une autre encore un volcan, des pointillés un soleil orphique… Formes organiques ou géométriques mais toujours intuitives, sans rigidité aucune. Pas d’affirmation impérative ou doctrinale. Les surfaces/plans n’ont là rien d’absolu.

Il émane de ce travail comme une joie intérieure. Beaucoup de sensualité aussi.

La présence du support est manifeste par sa résistance ou sa capacité d’absorption, par la façon dont il boit la couleur ou dont elle accroche sa texture. L’absence d’apprêt place en contact la toile et la matière picturale, sans transition. La rencontre est directe et pourtant – peut-être pour cette raison même – il y a quelque chose qui flotte dans le rapport du signe peint à la surface qui le reçoit. Ce flottement permet aux formes de s’affranchir. Elles existent en tant que telles sur le support qui n’est pas un fond, un ciel, un sol, un espace illusoire, mais bien le tissu qui ne leur oppose que sa vérité même : sa teinte naturelle, sa trame, ses plis. Le pliage, qui facilite le stockage de ces toiles non tendues, offre une grille non exploitée par le motif. Le support reste support, jusque dans son rapport avec la paroi. Il n’y a pas d’ambigüité. Dans l’œuvre Undici segni de 1999, l’accrochage des trois grandes toiles laisse entre elles l’espace blanc du mur. Sa matérialité témoigne de la réalité concrète du jute autant que de l’autonomie du motif peint. La rupture ne modifie en rien le déroulé des signes qui se poursuit d’une toile à l’autre.

Les tracés ne sont jamais très éloignés des gestes qui les dessinent. Ils en disent l’amplitude, l’ouverture du bras, la largeur du pinceau, le déplacement du corps pour prolonger le mouvement sans lever la main lorsque la ligne balaie la surface. Ils donnent l’impression d’un geste déterminé et retenu à la fois. Le frémissement des lignes et le déploiement des trajectoires laissé suspendu en cours de traversée, produisent une sensation d’inachèvement contrôlé. Un simple ajout pourrait faire basculer l’ensemble

Il y a quelque chose d’Apollinien et de solaire dans le travail de Giorgio Griffa, un hédonisme assumé. Rien de stratégique, de démonstratif ou d’insistant, peindre est ici l’expression d’un homme qui dépose consciemment une trace de son passage. Son travail s’impose par la douceur. Il tire de là sa force autant que sa légitimité face à une production artistique dominée depuis plus d’un siècle par la recherche des limites et de leur dépassement.

Il nous parle de la vulnérabilité et de son désir de beauté, de sa sensibilité qui affleure sans jamais déborder.

 

[1] « Certes les moyens idéels ne sont pas dépourvus de matière, sinon on ne pourrait pas « écrire ». Quand j’écris le mot vin avec de l’encre celle-ci ne tient pas le rôle principal mais permet la fixation durable de l’idée de vin. L’encre contribue ainsi à nous assurer du vin en permanence. Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond » Paul Klee, « Philosophie de la création », Théorie de l’art moderne, [1964], trad. de P.H. Gonthier, Denoël, 1985, p. 58.