Notes sur l’œuvre En suivant la main gauche de Jacques Lacan – L’Ame et l’inconscient (2012) de Pierre Bismuth, exposée jusqu’en février 2022 au Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition personnelle de l’artiste.

 

Depuis 1999 Pierre Bismuth travaille à une série intitulée En suivant la main de : en travaillant à partir d’arrêts sur image de films ou avec des extraits de vidéos, il retrace au feutre les mouvements d’un bras ou d’une main d’un personnage gesticulant dans un contexte donné impliquant à chaque fois une participation émotive visiblement intense.

Par-dessus l’image vient ainsi se superposer un embrouillamini de fils inextricable dû aux enchevêtrements des trajectoires de la main appartenant au corps de telle star de cinéma, ou de tel scientifique pris dans une de ses interventions médiatiques tout occupé à honorer sa position auto-proclamée de guide spirituel éclairant les foules sur des questionnements théoriques très complexes.

C’est précisément le cas de Lacan : en 2012 l’artiste intervient sur un extrait d’une conférence filmée du fameux psychanalyste intitulée « L’âme et l’inconscient ». On remarque tout de suite à quel point la gestuelle du personnage est exacerbée au point de transformer le discours en un numéro burlesque, sa main gauche notamment étant brusquement sujette à de fortes accélérations ascendantes ou descendantes comme si elle cherchait désespérément à communiquer un message non-traduisible verbalement.

Si la conférence telle quelle, non modifiée, est déjà cocasse du fait de l’expressivité de l’interlocuteur, les trajectoires au feutre dessinées par l’artiste font apparaître une sorte de nuage informe qui se matérialise juste à côté du corps de Lacan, comme une sorte de double fantomatique. Une image très ambigüe car si d’une part, indubitablement, elle appartient à l’auteur comme étant le produit de ses gesticulations, d’autre part elle acquiert une dimension propre et méconnaissable : ces lignes contorsionnées sont tellement étranges que nous ne les reconnaissons plus comme étant les siennes, il les a produites à proprement parler inconsciemment.

Ce processus d’extériorisation d’une mémoire gestuelle est particulièrement probant quand il est appliqué à un théoricien du psychisme. Le style de Lacan dans ses séminaires est à fortiori resté célèbre pour ses circonvolutions sans fin, ses comparaisons saugrenues, son humour polysémique, sans parler de ses passages et de ses équations algébriques abscons, éléments qui rendent dans l’œuvre de Bismuth ce conglomérat broussailleux de fils d’autant plus parlant, si on peut dire. Ironiquement, plus Lacan essaye ici d’articuler face à nous sa pensée sur les mécanismes de l’inconscient, plus il semble être submergé par son propre inconscient qui, tel son « jumeau gros de délire[1] » pour reprendre l’une de ses expressions, prend une place à ses côtés de plus en plus impressionnante voire inquiétante par son illisibilité.

Le résultat de la démarche de l’artiste, outre qu’il se présente comme un remake humoristique de l’expressionnisme abstrait pollockien, apporte un regard sur le rapport à notre inconscient que Lacan aurait tout particulièrement apprécié : dans son Séminaire livre X intitulé L’angoisse (1962-63), on trouve un passage où l’auteur analyse la fonction métaphorique de l’expérience corporelle. Lacan évoque, dans une coïncidence parfaite par rapport au travail de Bismuth, le statut de son propre bras comme d’un appareil mécanique susceptible de se détacher de son corps et de se transformer en une entité autonome et détachable : « Il me faut me prémunir, si je puis dire, contre le fait non pas tout de suite de son amputation, mais de son non-contrôle – contre le fait qu’un autre puisse s’en emparer […] ; le bras peut être oublié, ni plus ni moins, comme un bras mécanique […]. Même quand j’oublie son fonctionnement, je tiens beaucoup à savoir qu’il fonctionne d’une façon automatique, […] que toutes sortes de réflexes toniques ou volontaires, toutes sortes de conditionnements, m’assurent bien qu’il ne s’échappera pas, même s’il y a un instant d’inattention de ma part.[2] » Lacan formule ici de manière particulièrement visuelle cette intuition, dont on retrouve cinquante ans plus tard un équivalent plastique chez Pierre Bismuth, qu’il y a en nous, malgré nous, quelque chose qui parle, vis-à-vis de quoi nous sommes loin d’être en adéquation, et c’est ce qui nous expose constamment à un risque de morcellement de soi.

 

[1]J. Lacan, Les psychoses, Séminaire, livre III, p. 232.

[2]J. Lacan, L’angoisse, Séminaire, livre X, p. 251.