15 mètres carrés avec salle de bain m’attendaient au quatrième étage d’une tour hôtel. Aucun contact avec l’extérieur, si ce n’est une fois le responsable covid déguisé en cosmonaute pour me montrer l’app qui devait servir à contrôler la fièvre tous les matins.
Les instructions concernant le séjour consistaient en une simple feuille 21×29,7 consignée en anglais. L’alinea n°1 était très clair : Once you enter the room it’s prohibited to go outside the room. In case of violation of quarantine, you will be immediately deported after notification of immigration office. Imprisonment for no more than one year or fine of no more than 10 million won. It’s prohibited to smoke and drink alcohol in the room (penalty US 300 $). Le ton était donné !
Les repas à heures fixes étaient posés devant la porte dans des sachets plastique stérilisés, sachet gris pour le breakfast du matin, bleu à midi, transparent pour le repas du soir. Les plateaux étaient posés anonymement par un autre cosmonaute sur un petit tabouret d’environ 20 cm de hauteur placé à droite de la porte. C’était le seul moment où il était permis d’ouvrir la porte pour récupérer le plateau, et de jeter subrepticement un œil à droite et à gauche dans le couloir pour en savoir un peu plus ! c’est-à-dire pas plus.
La vue à travers l’unique fenêtre de la chambre donnait sur un paysage mi-urbain mi-campagnard, et laissait apercevoir plutôt une agréable cacophonie entre une architecture historique peu ancienne et une architecture disons moderne, anonyme et fonctionnelle. Il faut bien dire que les hôtels de quarantaine ne sont pas situés dans les centres villes, ils sont naturellement excentrés loin des centres d’affaires et des centres touristiques, le peu d’animation pouvait donc se résumer à des déplacements de quelques voitures et piétons tout le long de la journée.
La vue à travers l’unique fenêtre de la chambre était donc toujours la même, rébarbative à souhait, une vue cadrée par cette unique fenêtre qui imposait son point de vue, invariablement fixe. Impossible de grignoter un centimètre de plus, même en se tordant le cou aux extrêmes bords du cadre pour essayer de satisfaire ma curiosité. Restait à imaginer ce qui pouvait bien se passer au bout de la rue coupée par le bord du cadre, ou ce qui pouvait bien se cacher derrière tel arbre ou telle construction.
Le corps humain étant naturellement fait pour se déplacer, il est constamment en mouvement et d’instinct va chercher ce vers quoi il est intéressé. L’homme n’est-il pas classé comme un chasseur-cueilleur ? il est vrai que limiter les faits et gestes d’une personne dans une cage, même dorée, de 15m2 peut être considéré comme un acte délibéré de réclusion à des fins de répression.
Comme quoi le regard est lié au mouvement de notre corps en entier. La gauche/la droite, le devant /le derrière, le haut /le bas, le lointain /le proche, le champ/le hors champ sont beaucoup plus que de simples concepts opposés, ils sont les éléments essentiels de notre rapport à l’espace.
Idem pour les sons extérieurs qui m’arrivaient étouffés et accentuaient l’isolement. Tous les jours vers 18 heures était diffusé dans le couloir des chambres un discours incompréhensible en coréen traduit en chinois/japonais/russe/anglais/indien/etc… cela sonnait comme un avertissement, un mot d’ordre, mais il est sûr que ce message mystérieux et inquiétant accentuait ma parano.
La lumière changeante tout le long du jour faisait évoluer la perception de mon champ de vision, je voyais le matin des choses que je ne percevais pas l’après-midi ! Au fil des jours ma vue est passée, automatiquement si je puis dire, d’un plan large à un plan qui s’est resserré peu à peu, jusqu’à repérer des détails qui étaient impossibles à remarquer au début de ma quarantaine. Il faut du temps pour maitriser un espace visuel, on en fait petit à petit l’inventaire, comme si l’on en avait effectué une coupe transversale, pour le reconstituer ensuite et mieux le comprendre. Je repensais à ce petit livre de Peter Handke (l’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre) un observateur attentif décrivant minutieusement ce qui se déroule sur une place publique pendant un temps déterminé. Comme une scène de théâtre fixe, avec un décor fixe, avec des mini évènements qui se passent ici ou là dans cet espace fixe.
Comme occupation (ou distraction ?), pour oublier le temps qui s’écoulait au compte-goutte, durant ces quatorze journées de quarantaine je me suis appliqué à photographier avec une focale qui rapproche les coins et recoins de ce que je voyais de ma fenêtre, comme un inventaire à ma façon. Peut-être s’agissait-il là d’une volonté de vouloir me repositionner dans l’espace, d’essayer de savoir concrètement où je me trouvais, une manière aussi de mesurer, ou mieux d’annuler la distance qui me séparait de l’extérieur, d’avoir à portée de main ce que je ne pouvais voir-toucher-entendre, de faire comme si j’étais dehors.
Ce résultat d’images photographiques pourrait être un travail en soi (montrer ce qui ne se voit pas) sachant que ce sont les contraintes d’une situation qui nous portent souvent à accomplir un travail qui n’avait pas été prévu. En somme un témoignage impartial en images prises à partir d’un point de vue fixe sur 14 jours.
Être mis en quarantaine reste une expérience étrange. On pourra toujours dire que cela m’a servi pour un temps à revisiter mes habitudes et mon quotidien. Belle excuse ! n’empêche que les mots comme enfermement, immobilisme, privation ne sont plus des concepts abstraits lorsqu’on en fait réellement l’expérience tous les jours. La perception que l’on a des choses, des gens et des espaces est petit à petit remise en question. On se rend compte à quel point nos gestes sont habités par des automatismes, des souvenirs, des rituels, des attentions diffuses environnementales qui nous permettent d’habiter nos lieux de vie.
Un espace-temps inoccupé, des journées qui se répètent inexorablement dans un espace restreint et anonyme, nous laissent penser que tout sera toujours ainsi, qu’hier sera comme aujourd’hui, et qu’aujourd’hui sera comme demain, jusqu’à la date fatidique de la fin de la quarantaine.
Et c’est là que me vint un doute grandissant de jour en jour : et si je ne partais plus ? si on m’obligeait, pour une raison X, à rester encore et encore, enfermé. Une angoisse perverse et diffuse s’installe dans votre tête, dans votre corps, et le plus rationnel des raisonnements n’y fait rien. Il me fallait oublier le temps, la durée sans fin de l’enfermement, cette idée négative qui est de ne plus pouvoir sortir, de ne plus pouvoir œuvrer à Ma manière, dans Mon monde à moi. Des exercices de respiration m’ont réellement aidé pour surmonter ces « passages à vide ».

Qu’est-ce qu’il n’a pas fallu faire pour participer à une exposition prévue de longue date et à laquelle je tenais malgré tout !