« Il est des artistes bons pour égayer les halls d’entreprise – des ornementaux, des provocateurs, des qui se fondent dans le décor, qui produisent des tableaux, ou qui supposent qu’on élève des murs pour les y accrocher. » (1)

 

Posons-nous la question. Est-ce que ce sont les lieux qui mettent en valeur les œuvres ou bien les œuvres qui mettent en valeur les lieux ?
Il y a des lieux de toutes sortes, des lieux indéfinis, des lieux sans importance ou au contraire des lieux répertoriés, des lieux prestigieux.
Il y a des œuvres de toutes sortes, des œuvres indéfinies, des œuvres sans importance ou au contraire des œuvres répertoriées, des œuvres prestigieuses.

Parfois les lieux se jouent des œuvres, parfois les œuvres se jouent des lieux.

Parfois les lieux ajoutent (ou enlèvent) du sens aux œuvres, parfois les œuvres ajoutent (ou enlèvent) du sens aux lieux.

Parfois un fort penchant pour une scénographie particulière dans un espace incongru donne aux œuvres exposées un parfum disons exotique ! Peut-être s’agit-il là de donner aux œuvres une importance qu’elles n’ont pas ?

Parfois l’œuvre vient rivaliser avec l’espace d’exposition, auquel cas on ne sait plus très bien ce qu’il faut appréhender, l’œuvre ou le lieu ?

Parfois un lieu prestigieux, connoté historiquement, qui impose à la fois son architecture et son histoire, donne à l’œuvre, dans le meilleur des cas, exposée en son sein, une auréole et une plus-value qu’elle n’aurait peut-être pas eue dans un autre espace plus anonyme. A lieu prestigieux artiste reconnu. Anselm Kiefer par exemple au Palais des Doges à Venise : l’un rivalise avec l’autre, une compétition ? On retrouve d’une certaine façon les mêmes poncifs avec les différentes expositions qui ont eu lieu au château de Versailles avec Jeff Koons, Takashi Murakami, Xavier Veilhan, Anish Kapoor etc. Autre lieu de prestige, Simon Hantaï à la Fondation Louis Vuitton, le lieu est là pour accréditer définitivement l’œuvre, mais ici la notoriété du lieu ne doit pas être « entaché » par n’importe quoi ! Dans le même registre mais différemment, Gian Maria Tosatti au pavillon Italien de la Biennale de Venise 2022, l’œuvre utilise l’espace et l’espace devient le lieu de l’œuvre. Un peu la même chose avec Maria Eichhorn au pavillon allemand, l’œuvre réside essentiellement sur le rappel historique du lieu. Equilibre parfait par-contre entre le lieu et l’œuvre avec l’artiste Ignasi Aballi (2) qui donne à voir d’une manière ironique les ambiguïtés du pavillon espagnol, ou des pavillons en général puisque la légitimité de ces enclaves plus ou moins nationalistes n’ont plus du tout la même image aujourd’hui et n’ont plus vraiment leur raison d’être. Car il s’agit bien de cela, un lieu est très souvent chargé de « coïncidences » politiques, géographiques, et leur présence sournoise peut faire tache. Les œuvres qui y sont exposées ne peuvent en aucun cas être neutres.
En revanche on notera l’importance de lieux industriels qui s’affichent comme des espaces incontournables de l’art contemporain (Hangars Pirelli, Fondation Prada à Milan, le CAPC à Bordeaux, la friche Belle-de-Mai à Marseille) pas forcément prestigieux, sans prétentions politiques apparentes mais des lieux décentrés qui s’ouvrent sur des quartiers de vie autres que des centres historiques. Il est facilement compréhensible que des expositions puissent s’organiser dans ces friches industrielles, dans ces anciens hangars ou fabriques, d’une part pour diminuer la charge affective de ces lieux de production en perdition, mais d’autre part pour légitimer l’idée de l’art comme entreprise où la conception utopiste du travail peut se lire en filigrane dans les interstices des salles d’exposition. L’idée traditionnelle de l’atelier (de l’atelier de l’artiste donc) s’inscrit dans cette histoire où labeurs et prouesses techniques sont là pour accréditer l’art comme étant définitivement un produit fabriqué, labellisé de surcroît par son lieu de production/d’exposition.

Lors de la dernière documenta à Kassel, tout le contraire nous était proposé.
En aucun cas la scénographie et les lieux choisis des expositions étaient liés à une politique de prestige pour valoriser tel ou tel artiste. D’ailleurs les exposants, essentiellement des collectifs d’artistes, très peu représentés sur la scène contemporaine occidentale, s’étaient disséminés non seulement dans la ville de Kassel, mais aussi dans sa périphérie. Les lieux où il était possible de voir les travaux exposés n’étaient pas liés à une activité directement en rapport avec l’art contemporain. Mis à part le Fridericianum, sorte de QG des documentas en général, pas mal d’espaces se caractérisaient par des indicatifs non conformes aux appellations connues, comme le WH22, le KAZimKuBa, le Gloria-Kino, le ruruHaus, ou simplement par une adresse avec le nom et le numéro de la rue comme Hafenstrasse 76.
Les « œuvres exposées », mais dans tous les cas l’idéologie toute occidentale de l’expression « œuvre exposée » n’a pas ici sa raison d’être, puisque les questions de fond posées par ces travaux concernaient bien la pérennité commerciale ou la paternité du qui fait quoi et pourquoi. On notera en passant les travaux de Yasmine Eid-Sabbagh qui explore l’impossibilité de la représentation avec des assemblages de photographies en collaboration avec un camp de réfugiés au Liban d’(in)habitants de Burj al-Shamali en Palestine.
L’ensemble des espaces et des architectures de cette documenta numéro 15, espaces officiels et alternatifs, urbains, abandonnés, récupérés pour l’occasion étaient occupés très justement sans mises en scènes artificielles, par des installations multimédias, dystopiques, où archives et mémoire, nature et civilisation, écologie et colonialisme, éthique et survie, dénonciation d’islamophobie et de xénophobie s’interféraient très justement.


(1) Sygma, Julia Deck, Ed de minuit, 2017
(2) Voir article Rectification de Miko Mikado, les cahiers d’art de courte-line, mai 2022

Photo de présentation Marc Giloux, Kassel,  peinture publique sur mur, 2022