C’est en 1891 que la City of London Electric Lighting Company construit en plein centre de Londres la centrale électrique de Bankside. Exactement cent ans plus tard, en 1981, la délocalisation des implantations industrielles conduira à sa fermeture définitive et c’est de la récupération de ces espaces désaffectés que naitra le Tate Modern, musée d’art moderne et contemporain.
Dans le nord de l’Italie, au début du vingtième siècle, une des premières et des plus importantes zones industrielles du pays destinée à la fabrication de matériels ferroviaires, wagons, locomotives, chaudières, machines agricoles et machines outils sera l’édifice Pirelli Hangar Bicocca dans la périphérie de Milan. Il deviendra en 2004 l’espace d’art contemporain Hangar Bicocca.
C’est également à Milan que sur l’emplacement d’une ancienne distillerie datant de la première décennie du vingtième siècle s’installera La Fondation Prada, immense espace d’expositions réaménagé par l’architecte Rem Koolhaas et destiné à l’art contemporain.
Autres reconversions de friches industrielles, à Turin cette fois, Le Lingotto, énorme usine de montage Fiat dont le projet et sa réalisation remontent à 1914. Emblème de l’architecture moderne en béton armé, érigé sur cinq étages accessibles par des rampes hélicoïdale internes et complété par une piste d’essai sur le toit du bâtiment, cet énorme complexe industriel cessera son activité en 1980 pour une restructuration totale au début des années 90. L’espace entièrement réorganisé permettra d’accueillir des foires et de grandes manifestations culturelles, et c’est en 2002 que sera inaugurée la Pinacothèque Marella e Giovanni Agnelli.
A Turin toujours, les établissements de l’ancienne centrale thermique des usines Lancia abritent aujourd’hui La fondation Merz et c’est aussi sur les friches des anciennes usines Fergat de constructions mécaniques automobiles, que la Fondation Sandro de Rebaudengo est aujourd’hui implantée.
Pour ne pas nous limiter aux deux pôles industriels les plus représentatifs d’Italie, l’on pourrait aussi citer le complexe industriel SIRI de Terni en Ombrie, ancienne usine chimique, remontant aux années 1920 et qui donnera naissance à un espace d’art contemporain de 6000 m2, le Caos Museum.
Quant à la fondation Pistoletto, Cittadellarte à Bielle fondée en 1998, elle occupe les lieux mêmes d’une ancienne manufacture de laine le Lanificcio Trombetta, dont les bâtiments datent de la fin du dix-neuvième, début 20ème siècle.
Hors de l’Italie citons enfin, mais la liste est loin d’être exhaustive, la restauration en cours confiée à l’architecte Renzo Piano et commanditée par la V-A-C Foundation à Moscou, du GES 2 l’ancienne Centrale thermoélectrique moscovite construite en 1907 sur ordre du tsar Nicolas II, soit 40.000 m2 destinés à des galeries, bibliothèques, salles de concert, résidences pour artistes, ateliers, le tout entouré d’un petit bois abritant plus de 600 arbres. Un musée dans le bâtiment principal, formant un carré s’inspirant du carré noir de Malevitch et destiné à être le plus grand musée d’art contemporain de toute la Russie devrait ouvrir ses portes d’ici peu.
Pourquoi cette énumération de lieux et comment nous interrogent-ils ? d’abord cette idée du recyclage, permettant non pas de détruire mais de transformer, d’adapter à de nouvelles exigences propres à notre temps, des lieux qui ont tous été construits, érigés et qui se sont développés à la fin du 19ème siècle et au début du vingtième, en pleine mutation industrielle et économique à un tournant de l’histoire où se perd la manualité et où s’imposent le monde mécanique, la machine, les automobiles, les industries, les énormes chaines de montage. C’est aussi une période où l’art dans sa conception et dans ses réalisations, change profondément suivant les transformations de son temps, parfois les exaltant ou les glorifiant, immanquablement s’en imprégnant ; et l’on peut dire que l’art aussi perd de sa manualité pour des moyens mécaniques, la photographie (si sa naissance remonde à la première moitié du 19ème, son développement, sa diffusion commenceront dans les années 1880) et le cinéma. Or ces lieux qui étaient au départ conçus pour abriter des usines, des unités de fabrications, des hangars, des ateliers de production, deviennent des espaces idéals pour l’art contemporain dont les bases, les fondements prennent appui, pour une large part du moins, sur la société industrielle, et qui en est directement issu dans les matériaux utilisés comme dans les outils servant à sa réalisation.
Ces espaces marquant la modernité, autrefois fonctionnels puis devenus obsolètes, abandonnés, désaffectés et enfin recyclés, ont trouvé d’une certaine façon leurs occupants légitimes dans les activités et dans la production de l’art contemporain. Contenants et contenus ne peuvent que se répondre et se compléter par rapport à une origine commune, le monde industriel, au bout du compte assez récente, dépouillée de tout passé glorieux ou prestigieux, privée d’une mémoire ancestrale qui viendrait alourdir notre perception, l’influencer peut-être. Nous ne sommes plus dans des lieux consacrés, dans des lieux chargés d’histoire, nous sommes dans un temps allégé de cette épaisseur historique contraignante, un temps qui est le nôtre, que nous reconnaissons comme tel, que nous réinventons dans des espaces infinis aux possibilités multiples…