Opéra Fin de Partie de Gyorgy Kurtag, Palais Garnier, Paris, 28 avril – 19 mai.

Cela ne peut pas être un hasard si Gyorgy Kurtag, pour son premier opéra à l’âge de 90 ans, choisit de mettre en musique une pièce de Beckett : Fin de Partie. Scénario particulièrement minimal avec seulement quatre personnages, sortes de clochards-philosophes qui dérivent dans des discours solipsistes sur leur condition, faisant du surplace dans une unité de temps, de lieu et d’action. Pourquoi ce choix ? Cette pièce joue tout particulièrement sur des processus de recommencement sans fin. Les personnages, qui évoluent dans un état de léthargie semi-permanent, sont par moments secoués par des sursauts de vie et expriment leurs désirs de changement, leurs craintes, et se chamaillent à propos de futilités, avant que leurs discours ne s’effilochent et ne s’éteignent à nouveau.

Or que se passe-t-il dans la musique ? En bon bartokien qu’il est, Kurtag récupère des airs de danses ou de mélodies folkloriques de la Hongrie, créant tout un répertoire de rythmes différents. On remarque notament la présence de deux accordéonistes dans l’orchestre qui reprennent de temps à autre des fragments de chants populaires. A la différence que ces mélodies sont autant de feintes : aussitôt amorcées, elles s’évanouissent dans un phrasé atonal qui vient parasiter toute tentative de développer la dimension mélodique. Tout l’opéra est construit sur des amorces de mélodies avortées, qui nous ramènent à chaque fois à un premier degré de la sonorité brute, dans un héritage webernien, autre grande référence de Kurtag. On peut évoquer notamment l’avant dernier monologue du clochard en fauteuil roulant (acte 8), qui se lance dans de grandes déclarations vides sur son devenir, alors que la musique l’accompagne par une esquisse de marche militaire à caractère emphatique, et qui s’essouffle presque aussitôt. Enfin, dans le dernier dialogue (acte 9) entre ce même vieil homme handicapé et son fils-valet, avant qu’ils ne se quittent suite à une querelle, le vieillard demande à l’autre de lui dire quelque chose « dont il puisse se souvenir » : il lui demande l’impossible, c’est-à-dire d’exprimer une pensée intelligible ayant un début et une fin et qui puisse émerger au-delà de cette vaste salade de mots et de musiques sans queue ni tête.

La mise en scène de Pierre Audi consiste en une maisonnette très minimale, aux parois parfaitement lisses, dans une géométrie élémentaire consistant en un parallélépipède avec un toit pointu posé par dessus. Elle apparaît dans des teintes argentées dans un clair-obscur quelque peu spectral qui lui confère une consistance fausse comme si on voyait une maison en papier posée au sol. Les personnages-clochards évoluent faiblement tout autour de ces quatre murs, nous laissant l’intérieur impénétrable. Cette sensation d’abstraction n’est pas sans rappeler les installations de l’artiste contemporain James Casebere avec les maisonnettes : de petites constructions découpées dans du papier blanc et ensuite photographiées et imprimées en grand et en noir et blanc dans un brouillage total de l’échelle, nous plongeant dans une dimension irréelle et austère. On remarque en outre que la maisonnette de Pierre Audi s’enboite dans deux autres coquilles de maisons identiques mais plus larges comme dans un jeu de multiplication, mais qui sont cette fois ouvertes du côté du public, qui par conséquent a accès au « noyau » habitable, mais qui en réalité n’en est pas un puisque cette dernière maison reste posée sur scène comme un mystère. Cette répétition de maisons qui s’emboitent et qui se déboitent dans une logique déréalisante rappelle finalement La maison démontable de Buster Keaton, où on pouvait observer les manipulations sans fin du personnage qui cherchait à construire une logique d’habitation dans ces quatre murs sans y parvenir. Ici, sur la scène de Fin de partie, bien que sur un mode beaucoup plus sobre et apathique, la maison est, de manière semblable, ce même objet fallacieux autour duquel les personnages (censés constituer une famille) ne parviennent pas à installer un vécu commun.

Amelia Kristensen

Photo de l’article Ruth Walz 2018 (Scala de Milan)