En feuilletant un vieux numéro de la revue Artistes, pour être précis le n°5 de Juin/juillet 1980, j’ai relu l’éditorial implacable de Bernard Lamarche-Vadel qui n’a pas manqué de m’interpeller tant son propos est atemporel, et ne pourra laisser indifférent quiconque s’intéresse au monde de l’art au présent. Autrement dit, où en sommes-nous aujourd’hui en 2023 ? Si l’on suit les conseils ironiques et désabusés de BLV (pour changer un peu de LVMH) en les transposant à notre contemporain, pour savoir ce qui nous attend, il suffit de jeter un œil sur ce qui a inondé de manière constante voire ostentatoire le paysage artistique de ces 30-40 dernières années pour savoir de quoi sera fait demain le marché de l’art.  Les modalités de sélection de l’artiste français pour la prochaine Biennale de Venise par exemple peut laisser perplexe. L’entre-soi des décideurs (2) a décidément énormément à voir je trouve avec les années 80. Je passerai sous silence le dernier prix Marcel Duchamp pour ne pas en rajouter.

Editorial, Artistes, 1980 :
Deux faits, et peut-être trois me semblent justifier la nécessité torride, immédiate et diffuse pourtant, de construire une machine de guerre, une résistance active et polymorphe aux soi-disant responsables de la gestion culturelle française, c’est-à-dire parisienne ; à la platitude de l’encéphalogramme du pouvoir artistique, son incompétence avérée, ce sont les artistes au premier chef qui doivent opposer une force de refus net, première étape de la construction d’une gifle.
Deux faits, et peut-être trois.
D’abord, Plazy sur Venise. Garçon charmant au demeurant, artiste peintre dont on ne peut dire que le talent ait fait tourner les têtes, habile manœuvrier sans doute, car nommé cette année commissaire de la représentation française à la Biennale de Venise. Nous sommes loin par contre du tableau complet des symptômes de l’intelligence, et du bon goût. La France, cette année encore, enterrée sous le rire grâce à Kijno, Moniérys, Iéru, et de Margerie en l’une des plus importantes manifestations internationales. Voilà la honte.
Ensuite le mammouth du plateau Beaubourg, toujours bien congelé, présente un nouvel accrochage des acquisitions, la démagogie de ce côté tend à devenir furieuse, le n’importe quoi fait désormais loi, au point même que les organisateurs semblent avoir renoncé à un accrochage méritant ce titre et préféré les vertus du déballage. Que les artistes représentés en ce salmigondis n’aient point protesté avec la dernière énergie contre cette utilisation odieuse de leurs œuvres ne plaide pas en leur faveur.
Une remarque à présent : si l’on demandait à ces gérants culturels, critiques, conservateurs et autres décideurs, la compétence moyenne d’un médecin, ce qui devrait être la mesure, nul doute que les files d’attente aux heures de visite changeraient de quartier. Ce qui aurait l’heureux effet de dégorger certains sanctuaires et de faire vivre nos petits marchands d’oranges.
Dernier point, vite. « Les années 80 », rien que cela, présentées en direct par Barbara Rose*. Que ceux qui n’ont pu visiter cette fumante anticipation n’en soient point trop marris, et s’ils désirent quelques lumières sur ce qu’il faudra faire ou voir en ces prochaines années, descendent de leurs greniers les catalogues des années 50, il n’y aura point de changement, c’est garanti par la voix de l’Amérique.
Je ne sais plus s’il faut rire ou pleurer.
Bernard Lamarche-Vadel.

Au regard de certaines expositions récentes, collectives ou individuelles, de certains magazines aussi, il est consternant de noter l’étrange constance de certains noms d’artistes qui font toujours le buzz depuis plus de 30 ans (ceux apparus dans les années 90 comme ceux qui étaient déjà là avant et encore aujourd’hui) et  qu’on retrouve systématiquement dans tous les hauts lieux « officiels » de l’art contemporain. Soyons clairs, il ne s’agit pas de mettre en doute la qualité du travail d’un Bruce Naumann ou d’une Marlène Dumas par exemple mais de déplorer la frilosité de l’institution, le manque de curiosité, d’ouverture, le refus d’un minimum de prise de risques qui caractérisent les curateurs, commissaires, collectionneurs-investisseurs. Ces artistes élus, canonisés, étiquetés comme des valeurs sûres seraient-ils la marotte de certains décideurs qui avaient déjà pignon sur rue dans les années 80-90 ? A moins qu’il ne s’agisse de l’ignorance, ou encore de solutions de facilités choisies par des commissaires peu enclins au changement et refaisant pour la énième fois l’apologie de l’histoire au point d’oublier que l’art peut s’en aller flotter sur quelques mers plus aventureuses. La prégnance du pouvoir des industries culturelles (le monde de la séduction du spectateur, de l’économie propre de la société du spectacle et de la consommation) n’ont de cesse d’entériner les initiatives personnelles, les pratiques alternatives ou underground comme on disait à une époque. L’exemple d’un événement comme la biennale de Venise est significatif, qui serait à même de fédérer une dynamique locale intéressante, on pourrait le penser, mais la Biennale est d’avantage un rouleau compresseur qui écrase les initiatives parallèles.
Je voudrais terminer sur une note plus constructive et simplement nommer des artistes qui ne sont pas forcément sous la coupe de ces industries culturelles, des artistes « qui activent des énergies furtives, alternatives, inqualifiables. Ils déplacent les lieux de l’art, les contextes, créent d’autres espaces, produisent une autre connaissance du monde et des milieux, nous extraient de nos éducations figées, agissent aux bords de l’économie de la culture en en redirigeant les ressources vers d’autres configurations humaines… » (3)
En vrac et sans volonté particulière d’une approche exhaustive  je voudrais citer quelques-uns de ces artistes qui ne font pas forcément la une de nos gazettes de l’art contemporain mais qui, de part leur position originale sur l’échiquier de l’art réussissent à présenter quelque chose de cohérent.
Dan Perjovski, Roman Ondak, Marie Cool & Fabio Balducci, Zoe Leonard, Simon Starling, Ceal Floyer, SuperFlex, FAMED, par exemple, m’interpellent par leurs actions minimales et décapantes liées à notre quotidien mettant en doute le regard porté sur ce que peut être une œuvre. Richard Tuttle, Rudy Lanjouw, Sergio Femar, Bob Zoell, Franziska Reinbothe, Takashi Suzuki (Takashisuzuki63 instagram), Maceca, Marie Jacotey, Neo Rauch entre autres artistes travaillant avec la peinture, nous interrogent sur les modalités de la peinture en soi, figurative ou non, sachant que ce problème n’est pas si important que cela en a l’air. Nairy Baghramian, Lea Kuhl, Tjeerd Alkema, Laurent Faulon, Haegue Yang, Konrad Loder, nonobstant leurs recherches plastiques tout azimut insistent et interrogent, mine de rien, le rôle que peut jouer la sculpture ces dernières années dans nos espaces surjoués.

(1) FAMED (Until the End of the Circle)
Dédié aux idées non (encore) réalisées, dédié aux rêves non (encore) réalisés
Light installation, neon, control switch, steel
Façade du Kestner Gesellschaft, Hannover, 2022

(2) Chiara Parisi (directrice du Centre Pompidou-Metz), Emma Lavigne (Fondation Pinault), Guillaume Désange (Palais de Tokyo après Hermes), Cédric Fauq (Capc Bordeaux), Katerina Gregos (curatrice grecque), Flora Katz (Luma Arles), artiste sélectionné Julien Creuzet.

(3) La figure du spectateur, Christian Ruby, Armand Colin/Recherches, 2012

* Barbara Rose : Historienne de l’art américaine, critique d’art, conservatrice et enseignante universitaire ; épouse de Frank Stella.